Les bains à Riva (2): Trieste

26 septembre 2012

W. G. Sebald, Vertiges, p.132

La ville est déjà plongée dans le noir.

(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)

Franz Kafka, Journal, 25 juin 1914

Une apparition se préparait, qui allait me libérer.

(LP, traduction Marthe Robert)

Suite des allers-retours Sebald-Kafka à partir du troisième récit de Vertiges, « Le Dr. K va prendre les bains à Riva » (1). J’ai mis un peu de temps à retrouver la source de l’épisode triestin, qui ne figure ni dans les Lettres à Felice de l’automne 1913, ni dans le Journal de la même période. Tout juste Kafka fait-il allusion, dans une carte postale datée du 15 septembre, au voyage en bateau

léger mal de mer qui m’a pris lors de la traversée

de Trieste à Venise, où il reste quelques jours à l’hôtel Sandwirth, sur la Riva degli Schiavoni. J’y reviendrai.

Après une recherche sommaire sur internet (« Kafka + Trieste »), c’est dans la traduction anglaise du premier tome de la biographie de Kafka par Reiner Stach (2) que j’ai fini par comprendre le fin mot de l’histoire. Sebald, nous dit Stach, aurait en fait fondé son récit sur une entrée du Journal postérieure de plusieurs mois au voyage en Italie du Nord, celle du 25 juin 1914, dans laquelle Kafka consigne un rêve de la nuit passée. Démarche «pleine d’esprit», sans doute, mais «plainly short on empiricism», juge le biographe (pourquoi, pendant qu’on y est, ne pas lui faire rencontrer Joyce et Svevo dans les rues de Trieste? écrit-il encore), d’autant que le rêve aurait fort bien pu se dérouler à Venise.

W. G. Sebald, Vertiges, p.132-133

Franz Kafka, Journal, p.370-372

A l’hôtel, il s’allonge sur le lit et les bras croisés derrière la tête regarde

je levai les yeux

le plafond. Des cris isolés parviennent

poussés de force à l’intérieur

dans la chambre à travers les rideaux agités par la brise. Le Dr K. sait qu’il existe dans cette ville un ange d’airain qui tue les voyageurs venus du Nord et il songe à sortir. Aux frontières de la fatigue serinante et du demi-sommeil, il parcourt les ruelles du vieux port et éprouve sous sa peau la sensation de l’homme libre qui, attendant sur le bord du trottoir, flotte légèrement au-dessus du sol. Les reflets mouvants de la lumière sur le plafond

Enfin, enfin, si je ne me trompais pas, cette chambre secouée en tous sens par moi commençait à bouger.

lui signalent que d’un instant à l’autre celui-ci va être percé, va s’ouvrir sur quelque chose. Déjà

Cela commençait sur les bords du plafond blanc garni de

l’enduit se désagrège

fragiles moulures de plâtre. De petits moellons se détachèrent et tombèrent comme par accident sur le plancher, claquant de temps à autre d’un coup sec.

et dans un nuage de poussière de plâtre

chute du mortier

descend lentement, au cœur de la pénombre, une silhouette drapée de voiles bleutés retenus par des lanières d’or,

linges d’un violet bleuâtre ornés de cordons d’or

parée de grandes ailes blanches à l’éclat diapré de la soie, brandissant à l’horizontale un glaive dans sa dextre. Un ange,

« Tiens , un ange ! pensai-je

véritablement, pensa le Dr K. une fois qu’il eut réussi à reprendre son souffle ; toute la journée il a volé vers moi

il vole à ma rencontre toute la journée, et moi incrédule, je ne le savais pas

et dans mon incrédulité je n’en ai rien su. Maintenant il ne va pas tarder à m’adresser la parole,

il va me parler. »

pensa-t-il en baissant les yeux. Mais quand il les releva, l’ange, qui pendait maintenant assez bas sous le plafond refermé, n’était plus un ange vivant, mais seulement

une statue de bois peint

ce n’était plus un ange vivant, simplement une figure de proue en bois peint

provenant d’un éperon de navire,

comme celles qu’on voit suspendues au plafond des tavernes à matelots.

comme on en voit accrochées dans les bars à matelots. Le pommeau du glaive était sculpté pour servir de bougeoir et retenir

recueillir

les coulures

gouttes

du

de

suif.

Rien de plus.

Images: Elles sont toutes de Frédéric Pajak, tirées de la superbe biographie de Joyce, Humour, PUF, 2001, coécrite avec Yves Ternet.
Notes:
(1) Pour une présentation de cette série, voir le premier épisode.
(2) Reiner Stach, Kafka: The decisive years (Kafka: Die Jahre der Entscheidungen, 2004), 2006, traduit de l’allemand par Shelley Frisch.

Les bains à Riva (1): Vienne

6 septembre 2012

Franz Kafka, Lettres à Felice,  p.527

Au lieu de supplier mon directeur à genoux de m’emmener à Vienne, que ne l’ai-je supplié de ne pas m’emmener.

(TII, Gallimard, 1972, traduit par Marthe Robert)

W. G. Sebald, Vertiges, p.130

Le plus pénible est peut-être de continuer vaille que vaille.

(Actes Sud, traduction de Patrick Charbonneau)

Martin Klebes, « Infinite Journey : from Kafka to Sebald », p.133

To trace these internal states back to Kafka’s letter to Felice or to his diary is either to fall into a trap or to set up a trap oneself.

(in J.J. Long et A. Whitehead, W.G. Sebald – A critical companion, p.123-139, UWP, 2004)

J’ai ce rêve borgésien de livres entiers composés d’un livre et des livres qui l’ont inspiré d’une manière ou d’une autre, ou qu’il a inspiré, ainsi que des livres d’où ces derniers sont nés, ou auxquels ils ont eux-mêmes donné naissance. Et ainsi de suite. Leurs lignes seraient entremêlées et disposées successivement au gré des citations, emprunts, plagiats, clins d’oeil. Apparaîtraient sans doute, si l’on prend soin de choisir le bon point de départ, des livres sans fin – comme des miroirs se reflètent.

En dépit de l’avertissement formulé plus haut par Martin Klebes, c’est guidé par cette idée – ici illustrée en sa première étape – que je me suis amusé à rechercher les sources littérales du troisième récit de Vertiges, faisant à cette occasion, de Sebald à Kafka, le voyage inverse (mais tout aussi infini) de celui que l’universitaire américain propose. À sa manière si caractéristique, et déjà éprouvée dans le premier récit, « Beyle ou le singulier phénomène de l’amour » – où il fait entendre, mêlée à sa prose, transformée, et pourtant toujours sensible, celle d’Henry Beyle/Stendhal – Sebald retrace un court épisode de la vie de Kafka: le séjour à Riva, au bord du Lac de Garde, en septembre 1913, que ce dernier a relaté dans son journal et surtout dans ses lettres à Felice.

Au cours de cette série, les lignes de Kafka apparaîtront en grisé, sous forme de citations introduites comme des échos – ou des fantômes – dans celles celles de Sebald. Parfois, elles prendront le dessus, et ce sont alors les fragments de Sebald qui viendront hanter ceux de Kafka.

Vertiges, p.129-131

Lettres à Felice, T2, p.523-530

« Le samedi 6 septembre 1913, le vice-secrétaire de la compagnie pragoise d’assurance ouvrière, le Dr K. , est en route pour Vienne, où il doit assister à un congrès sur le secourisme et l’hygiène.

Hier au dernier moment on a tout de même décidé que j’irai.

Dehors, c’est déjà la gare de Heiligenstadt. Sinistre, vide, avec des trains vides.

vide avec des trains vides

Rien que des stations de bout de ligne. Le Dr K. sait qu’il aurait dû supplier à genoux le directeur de ne pas l’emmener avec lui. Mais maintenant il est trop tard.

Si je pouvais annuler ces journées à Vienne – et cela jusqu’à la racine -, ce serait le mieux.

A Vienne, le Dr K. s’installe à l’hôtel Matschakerhof, par sympathie pour Grillparzer, qui y déjeunait

« très simple, mais bon », comme dit Laube, son biographe.

tous les midis. Un acte de piété

qui malheureusement s’avère inefficace. La plupart du temps, le Dr K. se sent très mal. Il souffre d’oppression et de troubles visuels.

je me suis mis des compresses sur le front

sur la tête,

ce qui ne m’a pas empêché de me retourner inutilement en tous sens

Insomnie impitoyable.

reste longtemps debout près de la fenêtre à regarder par la ruelle et souhaite se retrouver

couché

quelques étages plus bas, sous terre.

quelques étages plus bas sous terre.

Bien qu’il  décommande autant qu’il le peut, il se retrouve, lui semble-t-il, constamment au milieu d’une foule effrayante de gens.

un nombre de gens effrayant

Assis comme un fantôme

je joue à leur table le rôle du revenant

à leur table, l’angoisse l’étreint et il se croit percé à jour par chaque regard qui l’effleure.

Il est impossible,

impossible de tout dire, et impossible de ne pas tout dire. Impossible de garder sa liberté, impossible de ne pas la garder.

note-t-il le lendemain,

J’y pensais dans le train tout en bavardant avec P.

de mener la seule vie possible,

je veux dire vivre ensemble, chacun libre, chacun pour soi, n’être marié ni extérieurement ni réellement, être simplement ensemble

de vivre en communauté avec une femme, chacun libre, chacun pour soi, mariés ni extérieurement ni réellement, de seulement être ensemble

et avoir fait par là le dernier pas possible au-delà de l’amitié virile,

le seul pas possible pour dépasser l’amitié masculine

tout contre la frontière qui m’est assignée, là où le pied se met déjà en mouvement.

le pied qui va l’écraser.

Dans le tramway, il ressent soudain une violente aversion pour Pick,

bavardage stupide

dans l’ensemble, un très brave homme

parce que celui-ci a une petite faille désagréable dans sa personne

son caractère

par laquelle parfois, constate à présent le Dr K., son être ressort

en rampant tout entier

tout entier. L’irritation du Dr K. s’exacerbe encore

Pitié et ennui

lorsqu’il s’avère qu’Ehrenstein, tout comme Pick, porte une moustache noire et pourrait presque être son frère jumeau.

Comme deux gouttes d’eau, ne peut s’empêcher de penser le Dr K. Sur le chemin du Prater, la compagnie des deux hommes lui apparait de plus en plus comme une monstruosité, et sur le lac aux Gondoles, déjà, il se sent complètement prisonnier. C’est une faible consolation de voir qu’ils le ramènent à terre. Ils auraient pu tout aussi bien l’assommer

Maux de tête continuels.

à coups de rame. Lise Kaznelson,

Lise Weltsch

qui est aussi de la partie,

traverse à présent la forêt vierge sur un manège.

« Un jour dans la jungle » (de quel air emprunté elle se tient en haut, sa robe qui se gonfle

bouffante

bien faite, lamentablement portée).

Le Dr K. la voit perchée, là-haut, désemparée,

Ma compassion pour ces sortes de filles

Quand tous ensemble, par plaisanterie, ils  se font photographier en passagers d’un aéroplane survolant la grande roue et les flèches de l’église votive, le Dr K., à son propre étonnement, est le seul qui, à cette hauteur, parvienne encore à esquisser un semblant de sourire.

Photographie, tir, manège. »


Par la fenêtre (4): le point de départ

22 septembre 2011

Mireille Calle-Gruber, Claude Simon, Une vie à écrire, p.181

Il va rester cinq mois alité, avec pour tout spectacle la fenêtre de l’appartement : « les voisins, les chaussures passées au blanc d’Espagne séchant sur l’appui de la fenêtre. Les toits de Toulouse mouillés, qui sèchent » (archives) ; écoute beaucoup de musique, lit des romans policiers « Série Noire ».

(Seuil, 2011)

W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.14

où j’entrepris, du moins en pensée, de rédiger les pages qui suivent.

(Actes Sud, 1999, traduction Bernard Kreiss)

Dans sa biographie, Mireille Calle-Gruber revient sur l’automne 1951 pendant lequel Claude Simon est resté figé par la tuberculose dans un chambre à Toulouse. Fidèle à sa démarche d’incessants allers-retours entre la vie et l’œuvre – où l’œuvre devient une source centrale de l’histoire, l’élément fondateur d’une « vie à écrire » – elle cite un long passage du Jardin des Plantes qui transforme l’expérience immobile en un tableau de maître tout en mouvements, tendu entre les bords de la fenêtre par laquelle il aperçoit quelques pans de l’appartement voisin, oscillant entre les ténèbres et la lumières, l’appel du dehors (ces jeunes voisines dont il ne perçoit que le buste) et la menace intérieure qui lui mange les poumons :

A la fin elles éteignaient, et tout était noir de nouveau, et il recommençait à penser à cette chose, ce trou rouge sang à l’intérieur de sa poitrine où de minuscules animaux rongeaient, rongeaient, rongeaient.

L’effet d’aspiration que provoque la fenêtre, jouant à la fois comme un miroir, une longue vue et un microscope, j’en trouve un autre exemple au tout début des Anneaux de Saturne, où le narrateur, pris d’un accès mélancolique, se trouve pareillement prisonnier dans une aile de l’hôpital de Norwich :

Je me rappelle très précisément qu’aussitôt après avoir pris possession de ma chambre, au huitième étage du bâtiment, je devins la proie d’une véritable hantise, me figurant que les vastes espaces que j’avais franchis l’été précédent dans le Suffolk s’étaient définitivement rétractés en un seul point aveugle et sourd. Il est vrai que de mon lit je ne voyais qu’un morceau de ciel blafard s’inscrivant dans l’embrasure de la fenêtre.

Comme chez Simon, la vue ne semble offrir qu’un spectacle étriqué ou vide, incomplet et frustrant, qui ne fait que ramener le regard au point de départ: le désastre personnel, logé au plus profond du corps et de l’esprit.

Cependant on comprend très vite, après un passage d’anthologie inspiré de la Métamorphose de Kafka, que la fenêtre grillagée de l’hôpital de Norwich ouvre en fait sur les souvenirs du narrateur et sur l’œuvre à venir, déjà en train de se faire:

Aujourd’hui, près d’un an après ma sortie de l’hôpital, ayant entrepris de recopier mes notes au propre, je ne puis m’empêcher de penser qu’à ce moment là, tandis que mon regard plongeait du huitième étage sur la ville gagnée par le crépuscule, Michael Parkinson était encore en vie….

Par la fenêtre Simon et Sebald transforment leur cellule en espace infini de création, et le « point aveugle et sourd » auquel le monde se trouvait réduit devient un nouveau point de départ, comme le bec de la lampe merveilleuse.

Images: Décor de Fenêtre sur cour (Rear Window), d’Alfred Hitchcock (1954); Photographie tirée des Anneaux de Saturne, p.14

Une chambre à soi (2): cahiers bleus

11 avril 2011

Alix Cléo Roubaud, Journal

Que nous soyons la chambre noire l’un de l’autre

(don’t wake up

don’t look now)!!!

ne regarde pas ce moi nocturne qui écrit à la faveur de ton sommeil détourne le regard tu ne sais pas de quoi il s’agit cette pure phobie de l’irruption dans ma nuit à moi

cet espace à moi ce temps à moi,    seule en         fin,

face à ma fin,

par exemple.

(premier cahier bleu, entrée du 9.II.1980, Le Seuil, 2009, p.32)

Franz Kafka, Cahiers bleus in-octavo

Une fois, un cercueil avec un corps dedans est resté chez nous toute une nuit à cause d’une erreur. Le jour de l’enterrement avait été faussement

————————————-

Une fois, un cercueil avec un corps dedans est resté chez nous toute une nuit – je ne me souviens plus de la raison. Pour nous, enfants de fossoyeurs, les cercueils n’avaient rien d’exceptionnel ; lorsque nous allions nous coucher, nous ne pensions pas sans arrêt au fait qu’il y avait un corps dans la même pièce.

————————————–

Une nuit, je me réveillai et trouvai un cercueil ouvert au milieu de la pièce. De mon lit je pouvais voir qu’il y avait quelqu’un dedans, un vieil homme avec une longue barbe bifide

( Rivages, p.152,  traduit par Pierre Deshusses)

Photographies : Alix Cléo Roubaud, Si quelque chose noir

Retours au pays natal

20 octobre 2010

Aharon Appelfeld, Le temps des prodiges, p.22

– Que faites-vous donc ? demanda Brum.

– Rien, je me promène.

– Cela ne vous ennuie pas ?

– Non, certains endroits me rappellent des souvenirs.

p.154

On claqua le portail sur nous, nous étions prisonniers du temple où nous n’avions jamais mis les pieds.

En 1965 Bruno A. revient dans la petite ville autrichienne où, à la fin des années trente, une ombre, comme une nuée de corbeaux, a commencé de gagner son territoire – la demeure familiale au bout de l’avenue des Habsbourg, la maison de vacances près de Baden, le train express qui chaque été ramenait les A. de l’une à l’autre – puis les visages familiers – la tante Theresa, son père « l’écrivain A. »

Il s’enfermait dans sa chambre, travaillait jour et nuit et partait ainsi en guerre contre les mauvais esprits qui ne cessaient de frapper à notre porte depuis l’été

– avant de les engloutir, sa mère et lui, et avec eux tous les juifs autrichiens de la petite ville autrichienne. Un soir on les amena derrière les grilles de la synagogue, on les referma sur eux, et le lendemain on les déporta.

Les longs voyages en train, dans les vapeurs d’alcool et les bouffées de haine, les arrêts involontaires dans les petites gares hors du temps,

les intérieurs empesés et fragiles de la bourgeoisie éclairée (aveugle) d’Europe centrale,

« la pluie fine » qui « découpait l’avenue en tranche humides ».

Ces images me rappellent d’autres retours au pays natal.

Le début du Regard d’Ulysse : l’arrivée en Grèce d’un autre A., le cinéastes exilé, sur la place d’une autre petite ville. Le cinéma a été fermé sous la pression des « intégristes » et son film est projeté sur le marché. Accompagné de deux hommes il marche sous la pluie, pendant que la foule de ses admirateurs fait face à la foule de ses ennemis. Dans le Temps des prodiges, au premier soir de son retour, Bruno erre comme lui dans les rues de son passé. Le cinéma est déserté pour d’autres raisons et la séance n’a pas lieu.

Je pense aussi à un voyage en train d’Allemagne en Ukraine, le retour aux sources de Svetlana Geier, la traductrice allemande de Dostoïevski. Un documentaire vient de sortir, qui suit son travail méticuleux sur les textes, ses pas mal assurés sur la neige et le verglas, au pied de son immeuble d’enfance à Kiev, sa recherche de la datcha familiale à jamais perdue dans les forêts.

Elle a toujours en tête le bruit des rafales tirées à Babi Yar.

Elle dit « cela n’est jamais devenu du passé ».

Je me contenterai de ces rapprochements. De la prose magique d’Appelfeld, j’aurais bien du mal en effet à révéler les tours subtils et puissants qui font entrer dans un mauvais rêve avec les moyens les moins spectaculaires qui soient, les phrases les plus innocentes.

Je me souviens de la claire lumière du soir qui reposait, comme du métal en fusion, sur les doubles fenêtres. Le poêle était rempli de braises; mais je me rappelle encore mieux ce paquet d’ombres qu’apporta une jeune femme et qu’elle posa à terre avec le soin que l’on a pour de longs objets délicats; elle portait aussi un panier d’osier avec un bébé dedans.

Soudain, la pluie tomba à verse. Un des ennemis de mon père se mit à publier des articles dénigrant son œuvre.

Déjà, pendant les dernières grandes vacances, dans la maison de campagne de tante Gusta, une évidence s’imposait : la lumière et les arbres n’étaient plus les nôtres.

J’y vois des reflets de celle de Walser, dont J. M. Coetzee avait dans un article relevé les traits les plus saillants : « its lucid syntatic layout, its casual juxtapositions of the elevated with the banal, and its eerly convincing logic of paradox ».

Ainsi ce passage du Temps des prodiges, à l’enterrement de la tante Theresa

La paix régnait sur ses yeux clos. Ma mère s’approcha du cercueil, la tête un peu penchée, comme on regarde un bébé dans un berceau.

On (et Appelfeld lui-même) a aussi associé sa manière d’écrire à celle de Kafka. C’est vrai bien sûr, mais un Kafka « d’après », ou, plus précisément, « des années après », comme l’annonce le titre de la deuxième partie, « quand tout fut accompli».

Photogrammes tirés du Regard d’Ulysse, de Théo Angelopoulos (1995) et de La femme au cinq éléphants de Vadim Jendreyko (2010)

Relectures

4 avril 2010

Thomas Bernhard, Maîtres anciens, p.32-33

Ce n’est pas pour rien que, depuis plus de trente ans, je vais au Musée d’art ancien. D’autres vont au café le matin et boivent deux ou trois verres de bière, moi je viens m’asseoir ici et je contemple le Tintoret. Une folie peut-être, pensez-vous, mais je ne puis faire autrement. (…) Ici, dans la salle Bordone, j’ai les meilleures possibilités de méditation et si j’ai par hasard ici, sur cette banquette, quelque chose à lire, par exemple mon cher Montaigne, ou mon Pascal qui m’est peut-être plus cher encore, ou mon Voltaire qui m’est encore beaucoup plus cher, comme vous voyez les écrivains qui me sont chers sont tous français, pas un seul allemand, je peux le faire ici de la manière la plus agréable.

Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, p.41-42

Ne serait-il pas dès lors présomptueux de vous énumérer ici, en me prévalant d’une apparente objectivité ou sobriété, les pièces et sections principales d’une bibliothèque, ou  de vous exposer sa genèse, voire son utilité pour l’écrivain ? En ce qui me concerne, en tout cas, je vise dans ce qui suit quelque chose de moins voilé, de plus tangible ; ce qui me tient à cœur, c’est de vous permettre un regard sur la relation d’un collectionneur à ses richesses, un regard sur l’acte de collectionner plutôt que sur une collection.

(Rivage poche « Petite bibliothèque », traduction de Philippe Ivernel)

Hédi Kaddour, Les Pierres qui montent, p.324

Relecture annuelle du Discours de la méthode. On y sent toujours un vent d’avenir.

De manière moins compulsive, plus distanciée et raisonnable que Reger, plus proche en cela d’Hédi Kaddour (Descartes contre Pascal), je reviens aux mêmes textes, souvent au printemps. A la fiction spatiale de l’île déserte je préfère la métaphore temporelle des saisons qui isole plus précieusement les livres qui comptent dans l’unité d’un temps que dans celle d’un lieu (mais des lectures et des lieux, j’ai déjà parlé ici).

C’est aussi plus réaliste. L’île déserte est une utopie, pas seulement parce qu’aujourd’hui le globe est toujours mieux connu, plus relié et moins désert, mais parce que le dégoût naitrait immanquablement de la relecture en circuit fermé des mêmes ouvrages, sans la respiration que procure la découverte des autres. Ceux qui tiennent à cœur gagnent à être quelque peu noyés dans un flux de lectures plus ou moins heureuses d’où ils émergent plus facilement.

Je déballe ma bibliothèque, comme dirait l’autre, mais la toute petite, celle des éternels retours, huit livres au total:

Reger revoyant encore et encore le Portrait de l’homme à la barbe blanche dans la salle Bordone du Musée d’Art Ancien de Vienne, vu par Irrsigler, vus par Atzbacher dans Maîtres anciens.

Sebald : surtout les Anneaux de Saturne, et un petit texte qui me revient de plus en plus entre les mains, sa promenade au cimetière de Piana qui donne son titre au recueil posthume Campo Santo, une anabase. Après avoir plongé dans l’eau de la Méditerranée le narrateur remonte interroger les tombes à flanc de versant et en vient à méditer sur le combat inégal, horizontal celui-là, que se livrent les morts et les vivants depuis que l’urbanisation a gagné des portions toujours plus larges des terres habitées.

Campo Santo, p.39

Où les mettre, les morts de Buenos Aires et de Sao Paulo, de Mexico City, de Lagos et du Caire, de Tokyo, de Shanghai et de Bombay?

La vraie Vie de Sebastian Knight de Nabokov, le premier de ses textes écrits en anglais. Il est peut-être moins virtuose que les autres, mais le ton amusé, faussement léger de l’enquête m’a toujours séduit. Je relis aussi souvent Autre Rivages, où je trouve une atmosphère comparable. Les deux forment un diptyque à mes yeux.

Celui qui m’est sans doute le plus cher : le Jardin des plantes de Claude Simon (je le relis en ce moment), son temps retrouvé. Il y a des rapprochements étonnants à faire avec les Anneaux de Saturne, écrit avant, et j’en ferai bientôt. Au revers de la couverture de son exemplaire Sebald a ébauché la première chronologie d’Austerlitz.

Chaque année une année des Carnets de notes de Bergounioux.

La nouvelle de William Gass, Au cœur du cœur de ce pays, last but not least.

Il y en a qui sont revenus moins souvent – tous les deux, trois, quatre ans :

La Montagne magique

Danube, et Microcosmes de Claudio Magris

Le Joueur, de Dostoïevski, que je relis juste avant ou juste après un Eté à Baden Baden, de Leonid Tsipkyn, un superbe récit sur les pas du grand Fiodor, l’œuvre unique d’un petit fonctionnaire soviétique mort au début des années 80.

Le premier tome (ou partie) de l’Homme sans qualité (voir ici pour quelques réflexions sur ce travers que je partage avec beaucoup de lecteurs). Deux petits livres complémentaires, d’un grand musilien : Prodiges et vertiges de l’analogie et Le philosophe chez les autophages, de Jacques Bouveresse. Même discipline intellectuelle, même ironie, même vertu, le geste d’essuyer régulièrement ses verres de lunette.

La Recherche, je ne la relis pas, pour la bonne raison que je ne l’ai pas encore lue en entier, et ceci pour une autre bonne raison : je relis plus que de raisonnable la deuxième partie d’A l’ombre des jeunes filles en fleur.

Certains livres, longtemps revisités, ont peu à peu disparu: les grands romans de Faulkner. D’autres reviennent : grand plaisir, si je puis dire, à la Nausée, après quelques années au loin. L’épreuve peut être cruelle: le Testament à l’anglaise de Coe, le Dalhia noir d’Ellroy n’ont pas tenu les dix ou quinze ans passés depuis le premier enthousiasme.

Des raisons très diverses et très communes expliquent sans doute ma propension à la relecture, mais je préfère ici rechercher des motifs plus littéraires. D’abord ce qui pourrait être perçu comme des insuffisances. Contrairement à Nabokov, j’ai en effet beaucoup de mal à me représenter précisément la scène décrite, à m’imaginer Gregor en gros scarabée plutôt qu’en cafard (il serait plutôt un mélange des deux, avec, selon les gros plans du texte, telle ou telle partie du corps d’un insecte, telle autre d’un autre insecte), à me dessiner clairement l’appartement de la famille Samsa.

Je lis un peu flou, et je ne m’inquiète pas vraiment de rendre ma lecture plus claire ou plus fidèle à la lettre. Une proie idéale pour Flaubert qui, malgré les méticuleuses recherches qu’il s’imposait, souhaitait justement créer une image brouillée, propice à l’imagination.

Le manque de disposition à identifier les détails exacts, les défauts de concentration dans le suivi des intrigues, les erreurs souvent énormes quant aux relations entre les personnages (leur nom même m’échappe souvent, et je suis impressionné quand je lis ensuite le résumé limpide que font les critiques de certains gros et complexes récits), tout cela permet aussi de ne garder que des impressions, des souvenirs de « grands moments », quitte à mal les placer dans l’économie générale de l’œuvre. Après bien des relectures des textes Sebald il m’est difficile de dire si telle traversée de banlieue se trouve dans les Anneaux ou dans les Emigrants, telle remarque sur les feux de forêt dans un court texte de Campo Santo ou dans Austerlitz (en fait les deux, mais aussi dans les Anneaux), etc.

Il y a enfin une parenté entre ces œuvres, qui correspondent à ce type de lecture impressionniste, puisque la plupart de celles que j’ai citées, quand il ne s’agit pas de journaux, manquent justement de cette ligne droite, de cette colonne vertébrale bien articulée (les lopins à la Montaigne du jardin mémoriel de Claude Simon).

Ou plutôt elles n’en manquent pas mais leurs auteurs (les auteurs que j’aime) l’ont recouverte d’une telle épaisseur de digressions, de rêveries, de fausses pistes, que je la perds assez vite de vue tout en me laissant inconsciemment porté par elle.

Images: Tintoret, Portrait de l’homme à la barbe blanche; Poussin, le Printemps; Brecht; Page de l’exemplaire de la métamorphose sur lequel travaillait Nabokov, publié en 2010 dans Littératures en Bouquins Laffont; Incendie mystère; page du Jardin des Plantes, la Pléiade; plan du Jardin des Plantes.

Alain Cavalier: par la fenêtre (2)

19 novembre 2009

Kafka, La Métamorphose

« Souvent il restait étendu là, tout au long de la nuit, sans dormir un instant, restant pendant des heures à gratter le cuir. Ou bien, ne reculant pas devant le grand effort de pousser un fauteuil vers la fenêtre, il grimpait jusqu’à la tablette et, s’arc-boutant sur le fauteuil, il s’appuyait contre la vitre, manifestement repris par une sorte de réminiscence de la sensation libératrice qu’il éprouvait autrefois à regarder par la fenêtre. » (traduction de Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, LP)

C’est une géographie du deuil qui se déploie et se resserre : la grande ville – Paris, Lyon -, la banlieue parisienne, et surtout une maison de banlieue. Au premier étage une chambre et par la fenêtre de cette chambre : la cour, c’est là qu’Alain Cavalier a parlé pour la dernière fois à sa femme Irène. Le trottoir devant la maison, on ne l’aperçoit plus (il est caché par un arbre), c’est de là qu’il a vu Irène partir en voiture, et depuis la place est vide pour toujours. Il y a le salon, toujours au premier, et au bout près de la fenêtre, un canapé, la place la plus proche du mur était celle qu’il occupait pendant les heures d’attente avant que le téléphone, ce téléphone là précisément (il nous le montre, il s’en saisit) sonne pour annoncer la mort d’Irène.

Ce que parcourt Cavalier, ce sont des lieux au sens le plus simple, concret, ponctuel, précis du terme. D’ailleurs tout est précis, car tout est noté sur ses carnets tenus à l’époque (1971, 1972, janvier, la mort d’Irène). Cavalier écrivait, désormais il filme. C’est son journal.

On se déplace beaucoup (et ce n’est pas qu’un un chemin de croix) mais Cavalier le filmeur sort rarement (ou alors la nuit). Des fenêtres de ses chambres d’hôtels, des fenêtres d’un château, de celles de cette maison maudite, de la sienne, ou encore à travers celles de Françoise, qui donnent sur une petite cour intérieure, il filme le monde comme un autoportrait. Les fenêtres protègent : on peut contempler un pur paysage sans bruit, ni vent, ni pluie. Les vagues se brisent silencieusement sur un montant et sur un gros rocher, tandis que le reflet du filmeur, un peu fantomatique, apparaît sur la vitre. Le monde n’est pas troublé, lui non plus, par la présence de l’artiste. Tout est bien: l’intériorité idéalement ouverte et fermée.

Les miroirs aussi abondent dans le Filmeur et dans Irène. Comme les fenêtres ils rappellent un genre plus ancien, bien plus ancien que le cinéma. En redoublant le cadre, le sujet, l’acte créateur lui-même, Cavalier refait une fois encore le geste renaissant de la mise en abyme.

Le monde est une toile.

L’artiste est un voyeur tout puissant, mais il a la fragilité de l’insecte.

Chez Cavalier il y a un écart entre la légèreté du dispositif choisi depuis une vingtaine d’année, cette petite caméra (son carnet et son stylo) qui permet toutes les libertés, et la pesanteur du lieu clos, le poids du monde qui vous assigne une place.

Le regard myope vole comme une mouche à travers les pièces, se pose, grandit les objets minuscules et ils deviennent d’impressionnantes reliques ou d’intimidants totems. Le filmeur semble fuir les autres humains (sauf ceux qu’il aime). Il se réfugie souvent dans la salle de bain, les toilettes.

Si le cœur se serre devant les images d’Alain Cavalier, c’est peut-être parce qu’elles rappellent le malheureux Gregor Samsa dont le regard scrute à travers les vitres de sa chambre le monde extérieur qui disparaît chaque jour un peu plus.

Gregor, qui se découvre méthodiquement, un matin, patte par patte, avec ce mélange d’effarement et de curiosité un peu froide (d’amusement?) que Cavalier cultive quand il observe son visage attaqué par le cancer, ravagé par une chute, son cou et ses épaules recouverts d’un zona purulent.

Par sa fenêtre, surtout, Cavalier attend : patiemment qu’un oiseau se pose, qu’un petit chat maigre entre dans la pièce, qu’un fruit pourrisse.


Dans l’angoisse qu’Irène revienne, et en écho, vingt-cinq ans plus tard, avec une impatience légère, légèrement inquiète, que l’ami Joël arrive enfin, qui doit l’accompagner dans un café pour voir la finale de la coupe du monde de football (et la France perd). Cavalier ira seul et revient dans le noir de la nuit, ivre de bonheur.

Mais il y a un plus beau moment encore, qui survient en pleine lumière de midi: un autre ami (Philippe Davenet) en plan serré, on devine bien à gauche la fenêtre ouverte qui laisse entrer le son d’une volée régulière de cloches (c’est Claudel à Cambridge!), mais on ne soupçonne pas le piano qui attend sous ses doigts. Les cloches donnent le tempo d’un petit prélude de Bach, exécuté devant nous sans façon, avec un sourire tendre, comme ce qu’il y a de plus naturel, de plus anodin, de plus extraordinaire, tout cela en même temps, comme tout ce que filme Alain Cavalier.

Films d’Alain Cavalier évoqués:

Irène (2009)

Le Filmeur (2005)

La Rencontre (1996)

J’attends Joël (2006)

On trouvera les trois derniers dans le coffret L’intégrale autobiographique


Dictionnaire des lieux sebaldiens (12): les Archives d’Etat de la Karmelitska

18 novembre 2009

W. G. Sebald, Austerlitz, p.174

« (…) de sorte que l’ensemble du bâtiment, qui de l’extérieur fait plutôt songer à un hôtel particulier, est constitué de quatre ailes d’une profondeur de trois mètres tout au plus ceinturant la cour intérieure un peu comme un décor en trompe-l’oeil et ne comportant ni couloirs ni dégagements, à l’image de l’architecture carcérale de l’époque bourgeoise dans lequel le modèle de quartiers de cellules, construits autour d’une cour rectangulaire ou ronde et complétés à l’intérieur par des passerelles de circulation, s’est imposé comme le plus adéquat pour l’exécution des peines. Mais la cour intérieure des Archives de la Karmelitska ne me rappelait pas seulement une prison, dit Austerlitz, elle évoquait aussi l’idée du cloître, du manège, de l’opéra ou de l’asile d’aliénés, et toutes ces images se mêlaient dans ma tête tandis que je levais les yeux vers le clair-obscur tombant d’en-haut et croyais voir dans cette lumière parcimonieuse, sur les rangées de galeries, une foule compacte où des gens agitaient qui des chapeaux, qui des mouchoirs, comme en d’autres circonstances les passagers d’un paquebot prenant la mer. En tout cas je mis un certain temps à recouvrer mes esprits (…) »

(Edition Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)

C’est par le début qu’on achèvera cet arpentage provisoire des rues de Prague.

A peine descendu de l’avion, un jour de mars 1993, Jacques Austerlitz se rend en taxi de l’aéroport de Ruzyne (dont sa mère avait dû, il l’apprend plus tard, déblayer les pistes sur ordre des nazis (p.211)) aux Archives d’Etat sur la Karmelitska, au coeur de Prague, espérant retrouver l’adresse du domicile familial. En pénétrant dans ce qui fut à l’origine l’église Sainte-Marie-Madeleine, avant d’être transformé en poste, en caserne, et finalement en archives, il est pris d’un de ses fréquents malaises. Sous la haute voûte en berceau qui rappelle autant celle du Great Eastern Hotel que celle du palais de justice de Bruxelles, ou encore le plafond de la salle des pas perdus de la Gare d’Anvers, il est immédiatement déstabilisé par l’air de famille qu’il remarque entre le bâtiment et les autres productions de « l’époque bourgeoise ».

verrière GEH

Austerlitz est maître dans l’art de dégager, sous l’infinie variété des choses, le soubassement archéologique qui dit l’esprit d’un temps. Mais il n’est pas Michel Foucault, et c’est le corps ici qui parle plus que la raison, la mémoire davantage que l’histoire. Les images les plus contradictoires se mêlent dans son esprit, qui révèlent ses obsessions, ses angoisses, son érudition: un cloître (refuge, bibliothèque, prison), un paquebot (de touristes, de migrants? le Titanic?), un asile, un manège où hommes et bêtes tournent en rond, mais aussi un opéra, écho anticipé à la mère, Agata, et à ses répétitions au Théâtre des Trois-Ordres. Point commun: la dimension carcérale, panoptique, de ces constructions.

Panopticonla-scalaSainte annePont intérieur france

Au lendemain de cette première visite, armé cette fois-ci de son petit appareil photo et de son savoir d’historien de l’architecture, Austerlitz échappe au vertige en prenant quelques clichés et en identifiant de nouvelles formes, plus anciennes. L’escalier, en particulier, retient son attention du fait de sa parenté avec les folies architecturales d’une noblesse anglaise aujourd’hui disparue.

L’inquiétante étrangeté du lieu rappelle bien sûr le Procès dans lequel les bâtiments du pouvoir, spécialement ceux qui rendent la justice, ont un caractère labyrinthique, démesuré, déconcertant. Le narrateur a d’abord bien du mal à se pencher et à se faire comprendre du portier reclus dans son minuscule guichet. Au troisième étage de la Karmelitska, depuis la balustrade de la galerie intérieure, les choses prennent à se yeux des dimensions inhabituelles, disproportionnées.

Il se perd dans les couloirs tel Joseph K à la recherche de son juge d’instruction, dans un immeuble d’un faubourg de la ville. A la différence du récit de Kafka, celui de Sebald n’est pourtant pas irrémédiablement marqué du sceau de l’échec. Même si Austerlitz, à son retour de Prague, sombre dans une profonde dépression, il parvient à retrouver la précieuse adresse et la rencontre avec son ancienne nourrice Vera, le récit qu’elle lui fait de ses années de jeunesse sont une étape décisive de sa recherche (1).

La tension dialectique entre un passé subi et une histoire maîtrisée résume assez bien l’oeuvre dans son ensemble. Le récit dispose à tout instant des traces, des indices, qui permettent de mettre en scène la mémoire involontaire d’Austerlitz, mais ce dernier progresse aussi grâce à la mise en œuvre de techniques spécifiquement historiennes: consultation des archives (qui sont déjà le résultat d’un choix, d’une sélection), y compris les archives cinématographiques (p.290-291) recherches en bibliothèque (rue Richelieu ou BNF (p.324-325)), lecture de thèses (celle d’Adler sur Theresienstadt (p.277)), mise à distance par la photographie, le discours érudit. Dans ce jeu de va-et-vient constant entre histoire et mémoire, entre savoir rationnel et connaissance plus intuitive et émotionnelle, entre mémoire volontaire et involontaire, la Karmelistka apparaît comme un lieu central, l’épisode un moment charnière.

Comme le souligne J. J. Long (2), le personnage est un familier des archives, qu’il utilise dans la première partie du roman et de sa vie comme des substituts à son histoire personnelle. Les monceaux de documents relatifs à l’architecture de l’ère capitaliste qu’il a rassemblés dans son bureau de Londres (p.42) forment ainsi un rempart à l’histoire plus récente et plus tragique, celle qui débute au moment de sa naissance, en 1934, celle qu’il ne veut pas voir, et à laquelle il n’accède le plus souvent qu’incidemment et sans l’avoir cherché. A Prague, pour la première fois, en ces deux jours du printemps 1993, dans la grande bâtisse des Archives d’Etat, Austerlitz plonge volontairement au cœur de son histoire.

Ariane

L’archiviste Teresa Ambrosova est une figure étrange à bien des égards, avec sa pâleur diaphane, ses yeux de pervenche, sa petite veine au cou dont la pulsation attire le regard d’Austerlitz, mais elle n’a plus l’aura angoissante des dépositaires kafkaïens de l’autorité. Elle apparaît en Ariane, elle qui, sans se départir de sa réserve et de son efficacité professionnelle, sait accueillir Austerlitz « avec la plus exquise courtoisie », identifier le malaise qui le prend subitement, et y mettre fin en lui offrant un simple verre d’eau.

Le lecteur d’aujourd’hui, en revanche, ne s’y retrouvera pas tout à fait. Le 2/4 de la Karmelitzka abrite depuis 2004 le musée national de musique.

Karmelitzka2004

Notes:

(1) Michael Niehaus, dans un article que j’ai déjà évoqué, insiste davantage sur la dimension déceptive de la recherche. Selon lui l’épisode pragois ne permet aucune véritable libération (p.330) et les personnages sebaldiens semblent  condamnés à traverser les institutions et les bâtiments qui les abritent comme des non-lieux dont ils seraient irrémédiablement exclus. C’est sans doute juste, et à bien des égards le travail d’historien mené par Austerlitz apparait comme un échec, mais on peut aussi, en suivant le propos de Martine Carré, voir dans le retour à Prague une étape essentielle d’une véritable reconstruction, et Austerlitz comme un récit qui couronne le triptyque Vertiges-Emigrants-Anneaux de Saturne en permettant pour la première fois une forme de résolution (p.293) grâce au passage du statut d’historien à celui de témoin oral (p.293), et grâce à la mise au premier plan de la Shoah.

Voir :

Michael Niehaus, « No Foothold. Institutions and Buildings in W. G. Sebald’s Prose. », in Scott Denham et Mark McCulloh (ed) W. G. Sebald, History, Memory, Trauma, Walter de Gruyter, 2006, p.330

Martine Carré, W. G. Sebald, le retour de l’auteur, PUL, 2008, p.281-293.

(2) J. J. Long, W. G. Sebald, Image, Archive, Modernity, CUP, 2007, chapitre 8: « The Archival subject: Austerlitz »