W. G. Sebald, Vertiges, p.132
La ville est déjà plongée dans le noir.
(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)
Franz Kafka, Journal, 25 juin 1914
Une apparition se préparait, qui allait me libérer.
(LP, traduction Marthe Robert)
Suite des allers-retours Sebald-Kafka à partir du troisième récit de Vertiges, « Le Dr. K va prendre les bains à Riva » (1). J’ai mis un peu de temps à retrouver la source de l’épisode triestin, qui ne figure ni dans les Lettres à Felice de l’automne 1913, ni dans le Journal de la même période. Tout juste Kafka fait-il allusion, dans une carte postale datée du 15 septembre, au voyage en bateau
léger mal de mer qui m’a pris lors de la traversée
de Trieste à Venise, où il reste quelques jours à l’hôtel Sandwirth, sur la Riva degli Schiavoni. J’y reviendrai.
Après une recherche sommaire sur internet (« Kafka + Trieste »), c’est dans la traduction anglaise du premier tome de la biographie de Kafka par Reiner Stach (2) que j’ai fini par comprendre le fin mot de l’histoire. Sebald, nous dit Stach, aurait en fait fondé son récit sur une entrée du Journal postérieure de plusieurs mois au voyage en Italie du Nord, celle du 25 juin 1914, dans laquelle Kafka consigne un rêve de la nuit passée. Démarche «pleine d’esprit», sans doute, mais «plainly short on empiricism», juge le biographe (pourquoi, pendant qu’on y est, ne pas lui faire rencontrer Joyce et Svevo dans les rues de Trieste? écrit-il encore), d’autant que le rêve aurait fort bien pu se dérouler à Venise.
W. G. Sebald, Vertiges, p.132-133
Franz Kafka, Journal, p.370-372
A l’hôtel, il s’allonge sur le lit et les bras croisés derrière la tête regarde
je levai les yeux
le plafond. Des cris isolés parviennent
poussés de force à l’intérieur
dans la chambre à travers les rideaux agités par la brise. Le Dr K. sait qu’il existe dans cette ville un ange d’airain qui tue les voyageurs venus du Nord et il songe à sortir. Aux frontières de la fatigue serinante et du demi-sommeil, il parcourt les ruelles du vieux port et éprouve sous sa peau la sensation de l’homme libre qui, attendant sur le bord du trottoir, flotte légèrement au-dessus du sol. Les reflets mouvants de la lumière sur le plafond
Enfin, enfin, si je ne me trompais pas, cette chambre secouée en tous sens par moi commençait à bouger.
lui signalent que d’un instant à l’autre celui-ci va être percé, va s’ouvrir sur quelque chose. Déjà
Cela commençait sur les bords du plafond blanc garni de
l’enduit se désagrège
fragiles moulures de plâtre. De petits moellons se détachèrent et tombèrent comme par accident sur le plancher, claquant de temps à autre d’un coup sec.
et dans un nuage de poussière de plâtre
chute du mortier
descend lentement, au cœur de la pénombre, une silhouette drapée de voiles bleutés retenus par des lanières d’or,
linges d’un violet bleuâtre ornés de cordons d’or
parée de grandes ailes blanches à l’éclat diapré de la soie, brandissant à l’horizontale un glaive dans sa dextre. Un ange,
« Tiens , un ange ! pensai-je
véritablement, pensa le Dr K. une fois qu’il eut réussi à reprendre son souffle ; toute la journée il a volé vers moi
il vole à ma rencontre toute la journée, et moi incrédule, je ne le savais pas
et dans mon incrédulité je n’en ai rien su. Maintenant il ne va pas tarder à m’adresser la parole,
il va me parler. »
pensa-t-il en baissant les yeux. Mais quand il les releva, l’ange, qui pendait maintenant assez bas sous le plafond refermé, n’était plus un ange vivant, mais seulement
une statue de bois peint
ce n’était plus un ange vivant, simplement une figure de proue en bois peint
provenant d’un éperon de navire,
comme celles qu’on voit suspendues au plafond des tavernes à matelots.
comme on en voit accrochées dans les bars à matelots. Le pommeau du glaive était sculpté pour servir de bougeoir et retenir
recueillir
les coulures
gouttes
du
de
suif.
Rien de plus.