Le mercredi 7 avril 1943

5 octobre 2011

Dans la guerre (31)

Michel Leiris, Paris

 

Dimanche dernier 4 [avril], dans l’après-midi, attaque des usines Renault par l’aviation américaine. Plusieurs bombes tombent sur le champ de courses de Longchamp, dont c’était la réouverture et où est installée une batterie de D.C.A. D’une manière générale, peu de foules me dégoûtent autant que celle des hippodromes ; j’éprouve cependant quelque pitié à l’égard de la cinquantaine de personnes tuées ainsi dimanche (cette pitié mêlée de terreur que m’ont toujours causée les accidents de la rue). Envisageant aujourd’hui cela d’une façon tout intellectuelle, je considère que – sous un certain angle – il apparaît normal que pareil coup du destin ait eu pour théâtre un lieu consacré aux jeux de hasard ; cela fait penser également aux horreurs du cirque romain. Me revient cette vieille idée d’une loterie où il y aurait des négatifs à côté des lots positifs, une loterie qui, par exemple, à chaque tirage, ferait un milliardaire et un condamné à mort. Seule façon d’ennoblir ces jeux de hasard, qui ainsi auraient un autre ressort que le simple gain.

Léon Werth, Bourg-en-Bresse

A Billancourt comme à Lorient, les Américains ont été cruellement maladroits. « Ont-ils du moins fait du bon travail ? » Ainsi parlait une vieille dame dans un train.

Je croyais que le bourg connaissait ses mouchards, qu’ils étaient une douzaine à peine, une dizaine de minimes fonctionnaires lâches ou boutiquiers échauffés. Mais M. tient d’un policier de Lons qu’ils sont cinquante-deux et que chacun possède une mitraillette.
Il paraît qu’il est des bourgs et des villages où personne n’est parti pour l’Allemagne, où l’on a compliqué au plaisir la tâche des agents de contrôle. Personne n’entrait en relation avec eux, personne ne leur adressait la parole. Ils ne supportaient pas d’être enfermés dans le silence et demandèrent à changer de poste.
Puissance et dignité du silence. Mais la caissière d’un hôtel de Bourg ignore cette puissance et cette dignité. Hier, elle faisait la coquette avec un officier allemand, qui lui lançait de lourds compliments.

Le ciel est couvert. Il va pleuvoir. Les cerisiers en fleur ont un ton de linge sale.


Le lundi 23 juin 1941

6 décembre 2010

Léon Werth, Bourg-en-Bresse

L’Allemagne déclare la guerre à la Russie. Première image: on voit déferler des Cosaques et des Tartares. On voit l’Allemagne engloutie dans les steppes. Hitler lance un appel au peuple allemand. « Dans le passé l’Angleterre a ruiné l’Espagne. En 1815 elle fait la guerre à la Hollande ». Le ton est d’un manuel de révision pour le bachot. On s’étonne que Hitler ne remonte pas jusqu’à Jeanne d’Arc. Tous les politiciens du monde excellent à ces vues planantes de manuel. Hitler, en terminant, invoque le Très Haut dans le ciel.

Hitler accomplit-il un acte de désespoir? Se jette-t-il contre la Russie comme il se jetterait à l’eau ou croit-il qu’il vaincra? Le monde sera-t-il délivré d’Hitler ou ce démon rusé aux propos d’asile et de petit café, dominera-t-il le monde? Le journal, c’est-à-dire Vichy, déclare que cette guerre « est moins une offensive contre la Russie qu’une réaction de l’esprit européen contre le bolchevisme ». Ce n’est plus le soldat polonais qui veille aux portes de la civilisation, c’est le soldat allemand. Un appel de la radio allemande aux soldats russes les invite à fraterniser avec les soldats allemands. « L’armée allemande est essentiellement révolutionnaire: elle cherche à établir la justice sociale dans le onde entier. » Hitler, comme ses partisans français, prétend annexer jusqu’aux mots. Les transferts de sens sont complémentaires des transferts de populations.

Jean Guehenno, Paris

Je n’ai rien noté ces jours-ci dans ce cahier. La grandeur des évènements fait paraître plus ridicules ces journaux intimes. Dimanche matin, les Français ont connu un grand bonheur. Le Reich dans la nuit avait déclaré la guerre aux Soviets. Comme les ennemis de nos ennemis sont nos amis, nous avons désormais cent-quatre-vingt millions d’amis de plus. Et puis tous les Français se sont dit que Hitler serait du moins cette fois occupé pendant quelque temps. Si vite qu’avance sa machine, elle a cette fois à faire un long chemin. Quelques-uns, les communistes surtout, avaient d’autres raisons de joie; ils se sentaient plus à l’aise; l’ordre se rétablissait dans leur esprit. Ils recommençaient d’être sûrs que le vrai débat de ce temps est entre le fascisme et le communisme.

J’ai été joyeux comme tout le monde. Pourtant, j’avoue mal comprendre tous ces revirements. Mais le grand jeu commence. Pour la première fois le fanatisme hitlérien va se heurter à un autre fanatisme. Si le communisme parvient seulement à résister à Hitler, il a bien des chances de gagner toute l’Europe. On sera communiste par gratitude.


Le vendredi 28 mars 1941

15 octobre 2010

Dans la guerre (18)

Léon Werth, Bourg-en-Bresse

M. Matsuoka chez M. Hitler… Coup d’Etat en Yougoslavie… Keren a capitulé… Et en France ? En France, « le buste du maréchal remplacera celui de Marianne dans les mairies, les écoles, les tribunaux ».

Jean Guéhenno, Paris


Dans ce grand silence de l’Europe, quelque chose d’extraordinaire s’est passé hier soir. Dans la prison a retenti un cri d’espoir, tout de suite étouffé, mais tout le monde l’a entendu. Les gens dans la rue n’osaient pas se regarder, craignaient qu’on vît leur joie. Mais chacun murmurait à ceux dont il était sûr, les amis se téléphonaient à travers Paris : « Vous savez la nouvelle !… »
La nouvelle, c’est que deux jours après la signature par la Yougoslavie du pacte tripartite, une révolution populaire bannit les hommes d’Etat qui l’ont signé, chasse le régent, proclame un nouveau gouvernement. Et sans doute il faut attendre pour juger exactement l’événement. Mais, à tort ou à raison, tous les prisonniers d’Europe hier soir ont espéré. Il semblait que ce jeune roi de dix-sept ans qu’un peuple pousse au-devant de lui avait rompu le cercle de la peur. Est-ce le commencement ?
J’ai pris la radio serbe à sept heures. Elle diffusait une manifestation qui avait lieu à Belgrade. Comme je regrettais de ne pas comprendre. Mais j’entendais l’histoire se faire. C’était une sorte de délire, des chants mêlés à des cris : Pe-tar-Dru-gy… J’ai discerné quelques mots encore, Hitler, Albania, et parfois, dans les accalmies, le bruit ridicule de trompes d’automobiles dans les rues embouteillées. Cela a duré deux heures.
Ce matin les journaux sont aussi vides que d’ordinaire, et nous recommençons d’attendre.

Paul Claudel, Lyon

Voyage à Lyon. Conférence à la Salle Molière sur Fr. Jammes avec un grand succès bien qu’enroué. Déjeuné avec Massigli et Pierre Brisson. En rentrant à ma chambre de l’Hotel Terminus je me trouve face à face aec Marion et Pierre ! Le lendemain déjeuné chez Henri Rambaud. Quintette d’un nommé Charvériat sur mon poème à Jacques Rivière. Le soir Francis que j’envoie à Vichy (Elle obtient ce qu’elle voulait). Retour à Brangues avec Gérard André. Le 30 retour de Gigette et arrivée de Pierre. Mauvais temps. Le Dr Carrel pour la collaboration. (Donne-moi ta montre et je te donnerai l’heure !)

Le Diable lèche ses victimes avant de les dévorer.

Roger Martin du Gard

Ai-je jamais noté ce rêve qui aura, quarante ans de suite, poursuivi mon sommeil ? Toujours le même, avec de légères variantes : j’ai, dans quelques jours, un examen éliminatoire à passer à l’Ecole des chartes, et je me sais absolument incapable d’y réussir ; je n’ai pas suivi les cours, je n’ai pas ouvert mes livres, j’ignore tout d’un ensemble difficile de matières ardues… Quelle que soit ma tardive bonne volonté, il est littéralement impossible que je rattrape le semestre que j’ai gaspillé à faire autre chose que mes études, à lire, à écrire, à vadrouiller dans Paris, à voir des amis… L’échéance approche, je vais être refusé, chassé de l’Ecole, et je n’aperçois aucun moyen d’échapper à cette catastrophe !… Je me réveille, oppressé, angoissé… Et c’est une joie délirante, en reprenant conscience, de constater que c’était un cauchemar, que je suis un homme fait, délivré à jamais des examens scolaires !
Il n’y a pas d’année où je n’aie pas fait ce rêve de panique depuis quarante ans. Je l’ai fait cette nuit. C’est particulièrement à l’approche du printemps que ce cauchemar hante mes nuits. Comme si l’arrivée de la belle saison était pour moi indissolublement lié à cette épouvante de l’examen à subir. J’ai réellement subi cette épouvante annuelle entre ma dix-septième et ma vingt-cinquième année : elle a terriblement empoisonné chaque printemps de mon adolescence, et a laissé dans mon subconscient une empreinte indélébile !

Bertolt Brecht, Helsinki

Au milieu de tout le remue-ménage pour les visas et les possibilités de voyage, je travaille obstinément à la nouvelle histoire de gangster. Ne manque plus que la dernière scène. L’effet de la double distanciation – milieu de gangster et grand style – est difficile à prévoir. Egalement celui de l’exposition de formes classiques comme la scène dans le jardin de Marthe Schwertlein et la scène de demande en mariage du roi Richard III.

Les connaissances de Steff sur les collusions entre le monde des gangsters et l’administration font mon profit.


Le mardi 14 janvier 1941

14 septembre 2010

Dans la guerre (16)

Léon Werth, Bourg-en-Bresse

Bombardements sur Londres, bombardements sur Brest, Lorient, Le Havre, opérations en Albanie et en Libye. La guerre jour à jour. A chaque jour sa dose de guerre filtrée par la province, amortie par le froid (le thermomètre est descendu à moins 16), réduite à on ne sait quoi dans cet hôtel, qui est de nulle part. Hors le docteur D., qui plonge dans la Grèce et dans l’Inde, je ne connais personne à Bourg. Je ne sais comment Bourg prend la guerre. Je n’ai pu observer qu’un signe : l’oculiste a fixé au mur de son salon un chromo du maréchal.
La fille qui fait ma chambre me parle de la température et non pas de la guerre.

On a vu que la foule, une partie de la foule au moins et les praticiens du département de l’Ain séparent le maréchal de ses ministres et annulent ses propres paroles. Ils construisent un maréchal semblable au maréchal qu’ils souhaitent, un bon tyran. Les actes de ses ministres ou ses propres paroles, ils les refoulent par un processus freudien ou par paresse d’esprit. Et il n’est pas absolument impossible que le Maréchal ne devienne semblable au personnage qu’ils ont imaginé. Il donnait prétexte à sa légende, quand il en usait avec ses ministres comme un montreur de marionnettes, quand on vit Laval dessiner un demi-cercle en chute molle, comme un gnafron jeté en coulisse.

En première page de Candide, un article de Charles Maurras. Tel en était la puérilité polémique qu’on y pourrait voir qu’un signe pathologique, tout individuel. Mais que ce délire d’interprétation apparaisse comme une pensée à quelques Français de culture secondaire, le signe est grave. Entendez bien que tous les points de départ, non plus que dans le délire, ne sont pas faux. « Mais il n’est pas fou, il raisonne parfaitement », disent au médecin les parents du malade.
Cet article exprime une totale jubilation. Le maréchal a sauvé la France dans la mesure où il est le disciple de Maurras. Les idées de Maurras sont au pouvoir. Depuis le maréchal, la France n’est plus l’esclave des Juifs et des Métèques « qui faisaient même brûler la cervelle, sur des grandes routes, à d’innocents prisonniers ». Louis XIV a triomphé de Blum et de Mandel.
Nul fou raisonneur ne croit davantage que le monde s’enferme en son système. Maurras explique la défaite en ses moindres détails. Il n’eût pas été plus gêné pour expliquer la victoire. La débâcle est le fait de Blum et de Mandel. La victoire eût été expliquée par les persistances de l’ancien régime.
Les Maurras pullulent dans les cercles politiques et dans les petits cafés. Mais les médecins, les avocats qui le tiennent pour un grand homme témoignent d’une extraordinaire déchéance d’une partie de la bourgeoisie moyenne. Qu’ils partagent les passions de Maurras, ce n’est pas cela qui inquiète. Mais qu’ils acceptent pour justifier ces passions les théories de Maurras et sa vision primaire de l’histoire, qu’ils se croient historiens et grands politiques quand ils inversent tête en bas les manuels de l’école primaire, cela est plus grave. Ils s’admirent en cette pauvre scolastique. On voit le chemin qui, de ce narcissisme, les conduit à l’hitlérisme.
Maurras mégalomane : « Le 10 juin de 1940, écrit-il, un jeune astrologue habile à déchiffrer notre avenir dans le ciel, déclara qu’il n’était d’astres favorables que sur un point : dans le désastre et la déroute confirmés, mes idées se trouvaient extrêmement proches d’accéder au pouvoir. »
Les astres mettent en balance la débâcle de juin et les idées de Maurras. Le triomphe de ces idées n’est pas moins important que la défaite de la France, puisqu’il n’est point de France hors de ces idées.

Bergson est mort. Candide publie deux articles sur Bergson, deux articles de bon journalisme, où l’admiration ne se ménage pas. Mais les auteurs de ces articles ne disent pas que, si le maréchal eût alors régné, Bergson n’aurait eu le droit d’enseigner ni à Clermont-Ferrand, ni à Henri IV, ni au Collège de France.
Destin de Bergson. Ce grand psychologue, quand il devint métaphysicien, eut d’étranges publics.
Je n’ai guère été touché par lui et les plus philosophes de mes amis pas davantage. Quand il était au plein de sa gloire, nous avions dépassé l’âge philosophique, l’ivresse du systématique. Nous n’avions pas besoin qu’on nous délivrât des systèmes. Le « se faisant » de Bergson, il ne nous parut pas qu’il s’adressait à nous. Nous aimions les systèmes rigides, comme on aime les peintures hiératiques. Nous ne nous sentions ni opprimés ni menacés par les systèmes. Seuls les peintres faibles retournent par principe à l’hiératisme.

Bourg à six heures du soir, par la neige. Lumières de défense passive. Passants feutrés. Je frôle un groupe de deux jeunes femmes arrêtées, penchées l’une vers l’autre, se confiant leurs âmes sans doute. Et j’entends en effet la parole d’espoir et de délivrance ; « Marie-Claire, dit à l’autre l’une des jeunes femmes, Marie-Claire est arrivée. »
Et Paris-Soir aussi. Le pauvre bougre crie mélancoliquement Paris-Soir. Par-dessus la débâcle, par-dessus les catastrophes et les révolutions, Paris-Soir surnage, surnagera toujours. Paris-Soir est l’essence de l’homme. Il y aura toujours des Paris-Soir et des rédacteurs pour rédiger et des typos pour l’imprimer et des lecteurs pour le lire. Paris-Soir est éternel. Paris-Soir, c’est le péché originel. Quel rédempteur viendra ?

Le maréchal a encore ouvert une de mes lettres, cette indiscrétion m’irrite. Même quand j’étais au régiment, le colonel n’ouvrait pas mes lettres.

Cesare Pavese, Turin


Pour sentir ce qu’est le style, il suffit de lire une prose quelconque de Foscolo et puis une de ses proses traduites de l’anglais, voire même par Ugoni. Ou mieux : d’abord lire la prose traduite puis une quelconque prose originale – par exemple la Leçon inaugurale.

Si, cette année, tu n’as pas fait ton examen de conscience, c’est parce que tu en avais plus que jamais besoin – tu étais en état de transition et la clarté intérieure te faisait défaut.