18.5.

18 Mai 2019

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Alors que la guerre était depuis longtemps perdue, jusqu’en mai 1944, des transports ont été acheminés de l’ouest vers Kaunas. Les dernières nouvelles parvenues des prisonniers enfermés dans les caves de la forteresse en témoignent. Nous sommes neuf cent Français, écrit Jacobson, qui a relevé ce graffiti sur la paroi de chaux blanche du bunker. D’autres gravaient juste une date ou un lieu avec leur nom: Lob, Marcel, de Saint-Nazaire; Wechsler, Adam, de Limoges; Max Stern, Paris, 18.5.1944. Assis au bord des douves de la forteresse de Breendonk, j’ai achevé la lecture du quinzième chapitre de Heshel’s Kingdom, puis j’ai repris mon chemin pour Malines, où je suis arrivé à la tombée de la nuit.

En ce jour anniversaire je relis les dernières lignes d’Austerlitz. Comme l’indique l’éditeur dans une note, la date

18.5.1944

fait  à la fois référence au dernier convoi parti de Drancy avec 878 juifs pour Kaunas, et à la naissance de l’auteur, qui s’y introduit ainsi (dans ces lignes, dans ce convoi, dans ce fort) comme un fantôme

Max Stern

au crépuscule, quelques semaines avant sa propre mort.


Take Shelter

20 juin 2018

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C’était juin; c’était quelques jours avant la fin du moi de juin. c’était 1976. J’écris ce souvenir. Il s’est passé plus de vingt ans. Je pourrais peut-être retrouver le jour exact de mon passage au Holiday Inn de Winona, mais je n’essayerai même pas. Après les 20 miles ou environ d’une ration de marche quotidienne le long du fleuve (distance moyenne d’un Holiday Inn à un autre Holiday Inn ou, à défaut, quelque autre motel semblablement confortable), le luxe d’un long bain chaud, le luxe du grand lit, le repos mental de la vieille série à la télé (sinon Gilligan’s Island, The Munsters, sinon The Munsters, I love Lucy; ou une autre encore; quelques Star Trek de la première époque, par exemple (?)), étaient la récompense attendue de l’effort, le repos bien mérité (le bain chaud, le lit, l’écran) de jambes déjà chargées de tant de kilomètres solitaires, depuis Grand Rapids (Minnesota; pas le plus connu Grand Rapids, qui est dans le Michigan) le long des routes: Highway 61 (principalement). Or l’image s’est brouillée brusquement, l’écran est devenu noir, puis laiteux; une voix calme mais pressante m’a annoncé, à moi personnellement (comme à tous les habitants de Winona et à tous les automobilistes de la région munis de radios) l’arrivée imminente d’une tornade: TORNADO WARNING.

(Jacques Roubaud, La bibliothèque de Warburg, p.7)


On the road (12)

1 mars 2014

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Jaime Semprun, Défense et illustration de la novlangue française, p.54

Et ainsi l’automobile, machine on ne peut plus triviale et presque archaïque, que chacun s’accorde à trouver bien utile et même indispensable à notre liberté de déplacement, devient tout autre chose si on la replace dans la société des machines, dans l’organisation générale dont elle est un simple élément, un rouage. On voit alors tout un système complexe, un gigantesque organisme composé de routes et d’autoroutes, de champs pétrolifères et d’oléoducs, de stations-services et de motels, de voyages organisés en cars et de grandes surfaces avec leurs parkings, d’échangeurs et de rocades, de chaînes de montage et de bureaux de « recherche et développement »; mais aussi de surveillance policière, de signalisation, de codes, de réglementations, de normes, de soins chirurgicaux spécialisés, de « lutte contre la pollution », de montagnes de pneus usés, de batteries à recycler, de tôles à compresser. Et dans tout cela, tels des parasites vivant en symbiose avec l’organisme hôte, d’affectueux aphidiens chatouilleurs de machines, des hommes s’affairant pour les soigner, les entretenir, les alimenter, et les servant encore quand ils croient circuler à leur propre initiative, puisqu’il faut qu’elles soient ainsi usées et détruites au rythme prescrit pour que ne s’interrompe pas un instant leur reproduction, le fonctionnement du système général des machines.

(Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2005)

Photo: Dennis Hopper


On the road (11)

4 février 2014

Westminster, MD

Il traverse Frederick, une ville décourageante, parce qu’une heure plus tôt il avait cru arriver à Frederick alors que c’était en fait Westminster.

(John Updike, Coeur de lièvre, 1960, Seuil, traduit par Jean Rosenthal)

Les bains à Riva (1): Vienne

6 septembre 2012

Franz Kafka, Lettres à Felice,  p.527

Au lieu de supplier mon directeur à genoux de m’emmener à Vienne, que ne l’ai-je supplié de ne pas m’emmener.

(TII, Gallimard, 1972, traduit par Marthe Robert)

W. G. Sebald, Vertiges, p.130

Le plus pénible est peut-être de continuer vaille que vaille.

(Actes Sud, traduction de Patrick Charbonneau)

Martin Klebes, « Infinite Journey : from Kafka to Sebald », p.133

To trace these internal states back to Kafka’s letter to Felice or to his diary is either to fall into a trap or to set up a trap oneself.

(in J.J. Long et A. Whitehead, W.G. Sebald – A critical companion, p.123-139, UWP, 2004)

J’ai ce rêve borgésien de livres entiers composés d’un livre et des livres qui l’ont inspiré d’une manière ou d’une autre, ou qu’il a inspiré, ainsi que des livres d’où ces derniers sont nés, ou auxquels ils ont eux-mêmes donné naissance. Et ainsi de suite. Leurs lignes seraient entremêlées et disposées successivement au gré des citations, emprunts, plagiats, clins d’oeil. Apparaîtraient sans doute, si l’on prend soin de choisir le bon point de départ, des livres sans fin – comme des miroirs se reflètent.

En dépit de l’avertissement formulé plus haut par Martin Klebes, c’est guidé par cette idée – ici illustrée en sa première étape – que je me suis amusé à rechercher les sources littérales du troisième récit de Vertiges, faisant à cette occasion, de Sebald à Kafka, le voyage inverse (mais tout aussi infini) de celui que l’universitaire américain propose. À sa manière si caractéristique, et déjà éprouvée dans le premier récit, « Beyle ou le singulier phénomène de l’amour » – où il fait entendre, mêlée à sa prose, transformée, et pourtant toujours sensible, celle d’Henry Beyle/Stendhal – Sebald retrace un court épisode de la vie de Kafka: le séjour à Riva, au bord du Lac de Garde, en septembre 1913, que ce dernier a relaté dans son journal et surtout dans ses lettres à Felice.

Au cours de cette série, les lignes de Kafka apparaîtront en grisé, sous forme de citations introduites comme des échos – ou des fantômes – dans celles celles de Sebald. Parfois, elles prendront le dessus, et ce sont alors les fragments de Sebald qui viendront hanter ceux de Kafka.

Vertiges, p.129-131

Lettres à Felice, T2, p.523-530

« Le samedi 6 septembre 1913, le vice-secrétaire de la compagnie pragoise d’assurance ouvrière, le Dr K. , est en route pour Vienne, où il doit assister à un congrès sur le secourisme et l’hygiène.

Hier au dernier moment on a tout de même décidé que j’irai.

Dehors, c’est déjà la gare de Heiligenstadt. Sinistre, vide, avec des trains vides.

vide avec des trains vides

Rien que des stations de bout de ligne. Le Dr K. sait qu’il aurait dû supplier à genoux le directeur de ne pas l’emmener avec lui. Mais maintenant il est trop tard.

Si je pouvais annuler ces journées à Vienne – et cela jusqu’à la racine -, ce serait le mieux.

A Vienne, le Dr K. s’installe à l’hôtel Matschakerhof, par sympathie pour Grillparzer, qui y déjeunait

« très simple, mais bon », comme dit Laube, son biographe.

tous les midis. Un acte de piété

qui malheureusement s’avère inefficace. La plupart du temps, le Dr K. se sent très mal. Il souffre d’oppression et de troubles visuels.

je me suis mis des compresses sur le front

sur la tête,

ce qui ne m’a pas empêché de me retourner inutilement en tous sens

Insomnie impitoyable.

reste longtemps debout près de la fenêtre à regarder par la ruelle et souhaite se retrouver

couché

quelques étages plus bas, sous terre.

quelques étages plus bas sous terre.

Bien qu’il  décommande autant qu’il le peut, il se retrouve, lui semble-t-il, constamment au milieu d’une foule effrayante de gens.

un nombre de gens effrayant

Assis comme un fantôme

je joue à leur table le rôle du revenant

à leur table, l’angoisse l’étreint et il se croit percé à jour par chaque regard qui l’effleure.

Il est impossible,

impossible de tout dire, et impossible de ne pas tout dire. Impossible de garder sa liberté, impossible de ne pas la garder.

note-t-il le lendemain,

J’y pensais dans le train tout en bavardant avec P.

de mener la seule vie possible,

je veux dire vivre ensemble, chacun libre, chacun pour soi, n’être marié ni extérieurement ni réellement, être simplement ensemble

de vivre en communauté avec une femme, chacun libre, chacun pour soi, mariés ni extérieurement ni réellement, de seulement être ensemble

et avoir fait par là le dernier pas possible au-delà de l’amitié virile,

le seul pas possible pour dépasser l’amitié masculine

tout contre la frontière qui m’est assignée, là où le pied se met déjà en mouvement.

le pied qui va l’écraser.

Dans le tramway, il ressent soudain une violente aversion pour Pick,

bavardage stupide

dans l’ensemble, un très brave homme

parce que celui-ci a une petite faille désagréable dans sa personne

son caractère

par laquelle parfois, constate à présent le Dr K., son être ressort

en rampant tout entier

tout entier. L’irritation du Dr K. s’exacerbe encore

Pitié et ennui

lorsqu’il s’avère qu’Ehrenstein, tout comme Pick, porte une moustache noire et pourrait presque être son frère jumeau.

Comme deux gouttes d’eau, ne peut s’empêcher de penser le Dr K. Sur le chemin du Prater, la compagnie des deux hommes lui apparait de plus en plus comme une monstruosité, et sur le lac aux Gondoles, déjà, il se sent complètement prisonnier. C’est une faible consolation de voir qu’ils le ramènent à terre. Ils auraient pu tout aussi bien l’assommer

Maux de tête continuels.

à coups de rame. Lise Kaznelson,

Lise Weltsch

qui est aussi de la partie,

traverse à présent la forêt vierge sur un manège.

« Un jour dans la jungle » (de quel air emprunté elle se tient en haut, sa robe qui se gonfle

bouffante

bien faite, lamentablement portée).

Le Dr K. la voit perchée, là-haut, désemparée,

Ma compassion pour ces sortes de filles

Quand tous ensemble, par plaisanterie, ils  se font photographier en passagers d’un aéroplane survolant la grande roue et les flèches de l’église votive, le Dr K., à son propre étonnement, est le seul qui, à cette hauteur, parvienne encore à esquisser un semblant de sourire.

Photographie, tir, manège. »


Vide d’août

30 août 2012

 

Au début du mois d’août, j’ai relu les Anneaux de Saturne dans la nouvelle édition Babel. Sans qu’il soit fait mention d’une révision de traduction, le texte commence ainsi :

En août 1992, comme les journées caniculaires approchaient de leur terme, je me mis en route pour un voyage à pied dans l’est de l’Angleterre, à travers le comté de Suffolk, espérant parvenir ainsi à me soustraire au vide qui grandissait en moi à l’issue d’un travail assez absorbant.

(Babel, traduction de Bernard Kreiss, 2012)

Au lieu de

En août 1992, comme les journées du Chien approchaient de leur terme, je me mis en route pour un voyage à pied dans l’est de l’Angleterre…

(Actes Sud, même traducteur, 1999)

Je ne sais quelles considérations ont justifié le remplacement des « journées du Chien » par « journées caniculaires », mais en substituant aux temps astronomique et astrologique un temps purement météorologique, j’ai le sentiment que ce début perd un peu de son effet proprement sidéral et sidérant, né de l’opposition entre la référence à un moment

août 1992

et à un lieu

le comté de Suffolk

précisément localisés dans un calendrier et une géographie d’ici-bas, d’une part, et l’évocation (invocation?) stellaire

Image

d’autre part. Du même coup je retombe sur terre, ou du moins, j’en décolle moins rapidement.

Demeure cependant le vide dans lequel beaucoup des récits de Sebald débutent. « Par lequel » serait plus juste.

Vertiges, p.35:

En octobre 1980, partant d’Angleterre, où je vis depuis près de vingt-cinq ans dans un comté la plupart du temps enfoui sous les nuages gris, j’étais allé à Vienne, dans l’espoir qu’un changement de lieu me permettrait de surmonter une passe particulièrement difficile.

Vertiges, p.36:

C’est un vide d’une qualité particulière qu s’installe lorsque dans une ville étrangère on compose en vain un numéro pour tenter de joindre quelqu’un au bout du fil.

Les Émigrants, p.184 :

Les dimanches, dans l’hôtel abandonné, j’étais en ce qui me concerne envahi d’un tel sentiment de vacuité et d’inutilité que pour me donner au moins l’illusion d’avoir un but, je me rendais en ville, marchait au hasard parmi les immeubles monumentaux du siècle dernier.

Austerlitz, p.9 :

Dans la seconde moitié des années soixante, pour des raisons tenant en partie à mes recherches et en partie à des motivations que moi-même je ne saisis pas très bien, je me suis rendu à plusieurs reprises d’Angleterre en Belgique, parfois pour un jour ou deux seulement, parfois pour plusieurs semaines.

C’est un vide avide, en expansion, qui colonise le temps, l’espace,

Les Anneaux de Saturne, p.304:

Cet idéal d’une nature s’inscrivant dans le vide

p.307:

Le vide torricellien qui environnait les grandes maisons de campagne à la fin du XVIIIe siècle.

leur donnant une profondeur infinie et l’acoustique d’une chambre d’échos. Un vide qui mobilise, une dépression qui aspire le monde, attire à elle les éléments du récit; un vide « torricellien », donc, dans lequel les choses du passé se déplacent aux côtés de celles du présent; un vide dont on ne sait pas toujours s’il est cet abîme au-dessus duquel est suspendu le narrateur, ou bien son propre monde intérieur. Un peu des deux, à l’évidence, et même davantage, car c’est dans l’épaisseur paradoxale – à la fois cotonneuse et vertigineuse – de ce vide que le lecteur entre lui aussi en lévitation légère, tandis que la prose de Sebald, s’élève

sur un sommet artificiel, sur une hauteur imaginaire, située sensiblement au-dessus du reste du monde

comme il est dit, toujours dans Les Anneaux (p.102), de Jacob Van Ruysdael

quand il peignit sa Vue de Haarlem.

 

Images: James A. Whistler, Harmony in Blue and Silver: Trouville, 1865; Illustration de la constellation du Grand Chien (Canis Major) dans l’Uranographia de Johann Bode, 1801; Jacob Van Ruysdael, Vue de Haarlem, 1670, Rijksmuseum d’Amsterdam (mais le narrateur nous dit la contempler au Mauritshuis de La Haye).
Les citations des Anneaux sont tirées (sauf la deuxième bien sûr) de la nouvelle édition Babel. Tous les autres livres ont été traduits par Patrick Charbonneau.

On the road (9): Central City, Colorado

29 Mai 2011

Jack Kerouac, Sur la route, p.187

Central City est à trois mille mètres d’altitude; au début ça te tourne la tête, et puis ça te crève, pour finir par te mettre la fièvre à l’âme.

Image: Klaus Kinski dans Fitzcarraldo, de Werner Herzog (1982)

On the road (7): Ogallala, Nebraska

27 Mai 2011

Jack Kerouac, Sur la route, p.158

On les a regardé disparaître dans la nuit vers les baraques, au bout de la ville, un gars en blue-jean qui regardait passer la nuit leur avait dit qu’ils y trouveraient les types de l’embauche.

Photo: Walker Evans, Subway portraits (1938-1941)

On the road (5): Preston, Nebraska

25 Mai 2011

Jack Kerouac, Sur la route, p.148

Nous revoilà devant l’inscription Preston, sur le château d’eau. Le train de Rock Island est passé comme un boulet de canon. On a aperçu le visage des passagers du Pullman, tout flous. Le train hurlait en traversant les plaines, il roulait vers nos désir. La pluie redoublait. Mais j’étais sûr que j’y arriverais.

Photo: Robert Frank, U.S 285, New Mexico

« En 1898… »

13 mars 2011

De la destruction (3)

Le commerce de l’eau (fin)

Emilio Gentile, L’Apocalypse de la modernité

En 1898, un écrivain américain, Morgan Robertson, publia un roman intitulé Futility, dans lequel il racontait l’histoire d’un transatlantique, le plus beau et le plus grand jamais construit, baptisé Titan. Il mesurait 424 mètres de long, jaugeait soixante-dix mille tonnes, était muni de trois hélices et pouvait atteindre une vitesse de vingt-cinq nœuds. Dans son voyage d’inauguration, le Titan emportait à son bord une foule de riches passagers. Le navire grandiose pouvait loger trois mille personnes environ, dont les chaloupes de sauvetage ne pouvaient accueillir qu’une petite partie ; et l’on ne voyait aucune raison à en prévoir davantage, car le Titan était considéré comme « insubmersible ». Par une froide nuit d’avril, dans les eaux de l’Atlantique Nord, après la collision avec un iceberg, le transatlantique insubmersible sombra. Le titre du roman se voulait une allusion, dans l’esprit de cette fin de siècle, à la vanité de toutes les choses humaines.

Six ans auparavant, en 1892, donc, William T. Stead avait lui aussi écrit un récit sur le naufrage d’un navire, intitulé From the Old World to the New. Le journaliste imaginait qu’il voyageait à bord d’un navire colossal, admiré de tous pour son luxe et ses merveilles techniques, qui se brisa contre  un iceberg et fut englouti par la mer. La morale de ce récit était moins solennelle que celle du romancier américain : Stead voulait simplement attirer l’attention sur le risque que représentaient ces montagnes de glace flottantes pour les navires qui traversaient l’Atlantique Nord, et aussi sur la nécessité de pourvoir les navires d’un nombre de chaloupes adapté à celui des passagers. C’était une question largement débattue à cette époque, mais on n’était pas encore parvenu à une législation internationale pour garantir la sécurité des voyageurs embarqués.

Le 10 avril 1912, à midi, Stead partait réellement de Southampton pour New York à bord du Titanic, un nouveau transatlantique anglais, le plus grand navire jamais construit, qui faisait là son voyage d’inauguration. Il y avait à bord 1316 passagers, 891 hommes d’équipage, et 16 chaloupes. Le bâtiment faisait 270 mètres de long, jaugeait soixante-dix mille tonnes, était propulsé par trois hélices à la vitesse maximale de vingt-cinq nœuds. Ses constructeurs l’avaient dit « insubmersible » – comme l’était l’Empire britannique. Son chargement le plus précieux était un groupe de passagers dont les patrimoines montaient en tout à 250 millions de dollars, et une copie à la valeur inestimable du poème Ruba’iyyat du grand poète persan Umar Khayyam.

(Aubier, « Collection historique », 2011, p. 119-120, traduit de l’italien par Stéphanie Lanfranchi)

Au tournant du siècle dernier, nous dit Emilio Gentile, les hommes d’esprit interrogeaient les signaux contradictoires émanant de la civilisation européenne qui semblait alors atteindre son point de rayonnement le plus élevé en même temps qu’elle était menacée de dégénérescence, travaillée par des tendances suicidaires apparemment incontrôlables. Certains s’en inquiétaient, annonçant la fin du monde dans des anticipations angoissées, mettant en garde leurs concitoyens contre les effets destructeurs du nationalisme, surtout quand il est mis en contact avec des moyens guerriers presque sans limite; beaucoup s’en réjouissaient, cependant, considérant que la catastrophe à venir pourrait bien prendre la forme d’une apocalypse rédemptrice, se vautrant avec délice dans des descriptions fantasmées d’un grand conflit à venir, contrepoint à leur condamnation morale de l’apathie où, selon eux, menait immanquablement toute période de paix prolongée.  « Belle Époque », dira-t-on après 1918.

Image: Liberation.fr, 13 mars 2011, Un navire en construction échoué dans la ville de Kamaishi dans la préfecture d’Iwate, le 12 mars 2011. (Yomiuri Shimbun pour l’AFP)