Le lundi 20 septembre 1943

20 septembre 2013

Dans la guerre (33)

Jean Giono, Manosque

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Il y a une telle confusion dans les esprits que, même parmi les meilleurs de ma connaissance il n’y en a plus qui sachent encre se conduire d’après les simples règles de la noblesse et de la grandeur. R. B. a été dans la camaraderie du Contadour un camarade qui me semblait capable de comprendre et d’utiliser ces règles en toutes occasions. Il était clair et assez lumineux, et si je m’inquiétais de le savoir assidu aux cours d’officiers de réserve, j’imaginais que c’était par nécessité de position sociale (il est professeur d’École normale). Ses convictions s’il les exprimait loyalement étaient pacifiques et humaines. Il n’a pas su rester intact dans l’entrecroisement des propagandes. Il m’est difficile d’imaginer que c’est le même qui est mêlé aujourd’hui à des dépôts d’armes, qui part en dissidence et distribue des mitrailleuses aux jeunes gens cachés dans son département. Je sais – si je tiens compte du souci terrible qui dévore son cœur – (son amour pour M., son fils fou) qu’il y a sans doute des excuses dans son désir de s’évader à tout prix de cette inconcevable misère de sa vie. J’espérais toutefois qu’il s’évaderait dans le sens de la hauteur.

Il y a évidemment une très grande séduction, dans notre monde moderne et machinal, à devenir brusquement le partisan d’une guerre de religion. Cela doit donner l’impression qu’on est malgré tout un être pensant. Et, après le sort qui a été fait dans les années 30-40, cela doit être d’un seul coup si tonique qu’il est difficile de résister. (…)

Paul Claudel, Brangues

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Voyage en auto à Avignon pour voir ma sœur Camille. Arrivé à 7 h. Couché au prieuré à Villeneuve-lès-Avignon. Lever du soleil dans ce beau ciel du Midi. Le matin pendant 2 h. tourné autour de l’église hermétiquement fermée. 3 notes mélancoliques de la cloche. Chapelle de l’Hospice avec ces 2 grandes statues dorées dans le soleil. Vers 10 h. Montdevergues. Le directeur me dit que ses fous meurent littéralement de faim : 800 sur 2000 ! La doctoresse sage et frêle. Camille dans son lit ! une femme de 80 ans et qui en paraît bien davantage ! L’extrême décrépitude, moi qui l’ai connue enfant et jeune fille dans tout l’éclat de la beauté et du génie ! Elle me reconnaît, profondément touchée de me voir, et répète sans cesse : Mon petit Paul, mon petit Paul !! L’infirmière me dit qu’elle est en enfance. Sur cette grande figure où le front est resté superbe, génial, on voit une expression d’innocence et de bonheur. Elle est très affectueuse. Tout le monde l’aime, me dit-on. Amer, amer regret de l’avoir ainsi si longtemps abandonnée ! – Retour dans l’après-midi, sans déjeuner. Arrivée à Brangues à 4 h.

Madame Rockseth, mère de la petite Odile Rockseth, épouse de Guillaume de Van, m’écrit que « cette petite Odile a quitté son corps de mort le 21 août de cette année ». Je l’avais connue au sana de Saint-Hilaire. Privations ! Rechute.

Robert Walser, Herisau

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Chère Lisa,

Je viens d’apprendre par Fanny que tu es malade, ce qui me fait de la peine. Toutefois, j’ose bien espérer que tu recouvreras la santé. Je te souhaite donc une guérison prochaine et profite de l’occasion pour te remercier chaleureusement de tout ce que tu as fait et été pour moi. Aie confiance et courage, tu te relèveras bientôt.

Avec mon fraternel salut

Robert

Ernst Jünger, Paris

Jünger

Commencé la deuxième partie de L’Appel : « Le Fruit ».

Lecture : Fossiles classiques, de A. Chavan et M. Monotoccio, Paris, 1938. ce livre m’apprend que mon petit coquillage en spirale porte le nom de Cerithium tuberculosum. Le grand spécimen que j’avais trouvé près de Montmirail, dans un cratère d’obus, s’appelle Campanile giganteum. Lamarck est le premier à les avoir décrits tous les deux.


Rencontres rêvées (4): hommes sans talents

9 septembre 2013

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Je viens de terminer L’Homme sans talent de Yoshihura Tsuge (1).

À la fin du dernier chapitre, en grande partie consacré aux dernières années de la vie du poète Seigetsu Yanaginoya,

H ss talent 1

l’image en noir et blanc de ce dernier, au bout de son errance et au plus loin des autres hommes, quelque part dans la vallée d’Ina, m’a rappellé, mais comme en négatif, celle de Robert Walser

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le 25 décembre 1956.

(1): ego comme x, traduction et adaptation graphique Kaoru Sekizumi et Frédéric Boilet

Relectures (4): mémoire de l’oubli

3 novembre 2011

Sebald, Séjours à la campagne, p.132

c’est une chose de faire un signe à un collègue qui s’en est allé, c’en est une autre d’avoir le sentiment que l’on vous en a adressé un, depuis l’autre rive.

(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)

Tentant de comprendre, il y a maintenant quelque temps, ma compulsion à relire certaines œuvres, faisant même de cette compulsion l’un des critères les plus pertinents pour juger de leur grandeur, j’avais formulé cette explication déceptive et paradoxale selon laquelle un texte ne me devient essentiel que parce que j’en oublie la plupart des détails, du moins les grandes lignes, ce qui fait en réalité que les détails, tout en restant bien vivants, se mettent à flotter de manière plus ou moins anarchique dans mon esprit, me donnant sans doute l’envie jamais rassasiée de les remettre dans le bon ordre. C’est donc à une faiblesse personnelle, aux ratés de ma mémoire en l’occurrence, que je mesurai la qualité d’un livre. A quoi sert d’ailleurs ce blog où je collecte des citations, les légende, puis les classe en catégories comme un entomologiste épingle ses papillons, si ce n’est à combattre ma propension à l’oubli, tout en espérant secrètement ne jamais remporter la moindre victoire?

A la relecture des portraits rassemblés par Sebald dans ses Séjours à la campagne, je fus donc heureusement surpris de trouver la remarque suivante, au sujet de Johann Peter Hebel

p.14

Or maintenant, je n’arrête pas de lire et de relire les histoires de son almanach, peut-être parce qu’une marque de leur perfection, comme le note Benjamin, est qu’on puisse aussi facilement les oublier.

Émanant de l’écrivain que je tenais d’une part pour le plus scrupuleux et érudit des lecteurs, d’autre part pour celui dont l’œuvre restait le plus profondément « perdue dans ma mémoire » (si j’ose dire), cette confession m’apparut comme un signe amical « depuis l’autre rive », de ceux que tout lecteur un peu obsédé, un peu mégalomane, a parfois l’impression de recevoir de ses auteurs favoris.

J’aurais pu considérer que cette conception pour le moins hétérodoxe de la perfection littéraire relevait du jugement de circonstance ou d’une forme avancée de scolastique littéraire, et que Sebald s’était quelque peu laissé emporter par son goût (particulièrement développé dans les lignes qu’il consacre à Hebel) des inversions, des changements de proportions et des renversements de perspective, si je n’avais lu cette longue question

Comment saurait-on comprendre un auteur qui, harcelé par tant d’ombres menaçantes, répand néanmoins à chaque page la plus agréable des lumières, un auteur qui composait des pièces humoristiques par pur désespoir, qui écrivait presque toujours la même chose sans jamais se répéter, qui en venait à ne plus comprendre ses propres pensées, aiguisées aux détails les plus infimes, qui avait les deux pieds sur terre et se perdait sans retenue dans des sphères éthérées, dont la prose a la propriété de se dissoudre à la lecture si bien que, quelques heures après, on ne se rappelle déjà presque plus les personnages, les événements et les choses dont il était question ?

quelques cent vingt pages plus loin, au début de l’hommage qu’il rend à Robert Walser.

Pour certains lecteurs, dont je suis, ce qui fait la grandeur d’une œuvre, c’est bien une certaine qualité de transparence (celle qu’évoque encore Sebald, dans les pas de Starobinski, à propos de Rousseau), cette « propriété de se dissoudre » au point de lui donner la physionomie du souvenir. Une prose assez puissante et assez légère pour maintenir le lecteur en apesanteur ; suffisamment diaphane et labyrinthique pour l’égarer, lui faire perdre la mémoire, se rendre inoubliable.


Retours au pays natal

20 octobre 2010

Aharon Appelfeld, Le temps des prodiges, p.22

– Que faites-vous donc ? demanda Brum.

– Rien, je me promène.

– Cela ne vous ennuie pas ?

– Non, certains endroits me rappellent des souvenirs.

p.154

On claqua le portail sur nous, nous étions prisonniers du temple où nous n’avions jamais mis les pieds.

En 1965 Bruno A. revient dans la petite ville autrichienne où, à la fin des années trente, une ombre, comme une nuée de corbeaux, a commencé de gagner son territoire – la demeure familiale au bout de l’avenue des Habsbourg, la maison de vacances près de Baden, le train express qui chaque été ramenait les A. de l’une à l’autre – puis les visages familiers – la tante Theresa, son père « l’écrivain A. »

Il s’enfermait dans sa chambre, travaillait jour et nuit et partait ainsi en guerre contre les mauvais esprits qui ne cessaient de frapper à notre porte depuis l’été

– avant de les engloutir, sa mère et lui, et avec eux tous les juifs autrichiens de la petite ville autrichienne. Un soir on les amena derrière les grilles de la synagogue, on les referma sur eux, et le lendemain on les déporta.

Les longs voyages en train, dans les vapeurs d’alcool et les bouffées de haine, les arrêts involontaires dans les petites gares hors du temps,

les intérieurs empesés et fragiles de la bourgeoisie éclairée (aveugle) d’Europe centrale,

« la pluie fine » qui « découpait l’avenue en tranche humides ».

Ces images me rappellent d’autres retours au pays natal.

Le début du Regard d’Ulysse : l’arrivée en Grèce d’un autre A., le cinéastes exilé, sur la place d’une autre petite ville. Le cinéma a été fermé sous la pression des « intégristes » et son film est projeté sur le marché. Accompagné de deux hommes il marche sous la pluie, pendant que la foule de ses admirateurs fait face à la foule de ses ennemis. Dans le Temps des prodiges, au premier soir de son retour, Bruno erre comme lui dans les rues de son passé. Le cinéma est déserté pour d’autres raisons et la séance n’a pas lieu.

Je pense aussi à un voyage en train d’Allemagne en Ukraine, le retour aux sources de Svetlana Geier, la traductrice allemande de Dostoïevski. Un documentaire vient de sortir, qui suit son travail méticuleux sur les textes, ses pas mal assurés sur la neige et le verglas, au pied de son immeuble d’enfance à Kiev, sa recherche de la datcha familiale à jamais perdue dans les forêts.

Elle a toujours en tête le bruit des rafales tirées à Babi Yar.

Elle dit « cela n’est jamais devenu du passé ».

Je me contenterai de ces rapprochements. De la prose magique d’Appelfeld, j’aurais bien du mal en effet à révéler les tours subtils et puissants qui font entrer dans un mauvais rêve avec les moyens les moins spectaculaires qui soient, les phrases les plus innocentes.

Je me souviens de la claire lumière du soir qui reposait, comme du métal en fusion, sur les doubles fenêtres. Le poêle était rempli de braises; mais je me rappelle encore mieux ce paquet d’ombres qu’apporta une jeune femme et qu’elle posa à terre avec le soin que l’on a pour de longs objets délicats; elle portait aussi un panier d’osier avec un bébé dedans.

Soudain, la pluie tomba à verse. Un des ennemis de mon père se mit à publier des articles dénigrant son œuvre.

Déjà, pendant les dernières grandes vacances, dans la maison de campagne de tante Gusta, une évidence s’imposait : la lumière et les arbres n’étaient plus les nôtres.

J’y vois des reflets de celle de Walser, dont J. M. Coetzee avait dans un article relevé les traits les plus saillants : « its lucid syntatic layout, its casual juxtapositions of the elevated with the banal, and its eerly convincing logic of paradox ».

Ainsi ce passage du Temps des prodiges, à l’enterrement de la tante Theresa

La paix régnait sur ses yeux clos. Ma mère s’approcha du cercueil, la tête un peu penchée, comme on regarde un bébé dans un berceau.

On (et Appelfeld lui-même) a aussi associé sa manière d’écrire à celle de Kafka. C’est vrai bien sûr, mais un Kafka « d’après », ou, plus précisément, « des années après », comme l’annonce le titre de la deuxième partie, « quand tout fut accompli».

Photogrammes tirés du Regard d’Ulysse, de Théo Angelopoulos (1995) et de La femme au cinq éléphants de Vadim Jendreyko (2010)