Jean-Patrick Manchette, Journal 1966-1974, p.315
Dimanche 20 décembre 1970
Hier, heureuse fête. J’ai offert – à Tristan un revolver italien à capsules (reproduction d’un Webely ou d’un Iver Johnson, je ne sais pas très bien), un numéro de STRANGE – à Mélissa une Cocotte-minute, un collier fantaisie, une ceinture, les MANIFESTES DU SURRÉALISME et LES VASES COMMUNICANTS, un coupe-frites, une bonde de lavabo et un tube fluorescent pour la salle de bains, ainsi qu’une grande chemise à carreaux trop grande, que finalement c’est moi qui mettrai. J’ai reçu une merveilleuse chemise hippie, une très belle veste de laine, un portefeuille, des chenilles et du liquide nettoyant pour fume-cigarette, une grande tasse pour boire mon café au lait, le premier volume des mémoires de Makhno. Tristan m’a offert des cigares.
(Gallimard, 2008)
p.117
Le journal est un discours haché, qui butine tout, et dont le seul objet est de donner de soi une image, comme un livre d’Histoire fait le portrait d’une période. Sous l’apparente incohérence, la cohérence est recherchée, et la nécessité.
Un récent numéro d‘Une vie, une œuvre, par Christine Lecerf, m’a mis sur la voie du Journal 1966-1974 de Jean-Patrick Manchette, que je lis depuis quelques jours avec un plaisir au moins égal à celui que me procurent les Carnets de Bergounioux, qui n’ont pourtant, à première vue, rien à voir, sauf si l’on y regarde d’un peu près.
À côté des réflexions sur la révolution à venir,
De notre vivant, le choix de l’Histoire sera entre le pouvoir des Conseils et l’engrenage de la violence et du désordre.
la philosophie allemande
Brève dissertation sur Leibniz
J’essaie de lire Hegel
les boulots alimentaires
J’en ai ras le bol des travaux cons.
– jusqu’à l’épuisement
Fatigue assez grande.
-, les films,
ICE de Robert Kramer
L’ARRANGEMENT de Kazan (c’est une merde infâme)
Vu dimanche un mauvais western de Stuart Heisler, COLLINES BRÛLANTES
LA SOIF DU MAL de Welles, film monstrueux et génial
DIES IRAE de Dreyer, horrible merde répressive
Aujourd’hui, joué au Scrabble et regardé à la télévision LE MASSACRE DE FORT APACHE (Ford)
les livres,
MOYEN ÂGE ET RENAISSANCE, d’Eugenio Garin
Lecture du CAPITAL
J’ai mis mon nez dans LE HASARD ET LA NÉCESSITÉ, de Jacques Monod
Je viens de lire l’extraordinaire roman d’Elia Kazan, L’ARRANGEMENT
Racheté L’HOMME QUI RÉTRÉCIT de Matheson, réédité
Lu un polar compliqué à plaisir et très rigolo, VIVEMENT MES PANTOUFLES (Raoul Withfield)
Je lis une multitude de livres à la fois
que Manchette ingurgite comme il fume ses cigarettes
J’essaie de moins fumer, mais pour aujourd’hui, c’est loupé
et boit sa bière: sans jamais vraiment pouvoir s’arrêter;
Ce que je veux dire, c’est que j’ai cessé de me taper automatiquement 130 cl de bière tous les matins
à côté des articles de journaux collés dans ses cahiers pour documenter l’effondrement d’un monde,
À présent, dans mes extraits de presse, je donne la préférence aux signes de décomposition pratique
à côté des bouts (ou « bribes ») d’autobiographie, des plaintes
J’ai mal aux dents
je suis tenu éveillé par la colique, ce qui est révoltant
des espoirs
Le blé devrait arriver bientôt
longtemps déçus, il y a l’écriture du premier livre – L’Affaire N’Gustro
Je suis finalement très content de ce texte
– et ces scènes de la vie familiale avec Mélissa et Tristan,
désir de nous renfermer et de nous reposer
où Manchette semble étrangement en paix, à la limite de la social-traitrise
Assez conscient que je suis, je crois, de la révolution, et désireux d’elle, je suis écarté, pourtant, de la faire, parce que je bénéficie, extraordinairement, de telle circonstance « remarquablement fortuite » (la présence de Mélissa) qui fait qu’il ne m’est pas impossible d’être heureux.
mais assez près