Noms de pays

16 septembre 2012

Henry Miller, Le cauchemar climatisé, p.41-42

Quant aux autres cités, bourgs et villages que j’ai traversés, j’espère ne jamais les revoir. Certains portent des noms si merveilleux que la déception n’en est que plus cruelle. Des noms comme Chattanooga, Pensacola, Tallahasse, comme Mantua, Phoebus, Bethlehem, Paoli, comme Alger, Mobile, Natchez, Savannah, comme Baton Rouge, Saginaw, Poughkeepsie : des noms qui éveillent de glorieux souvenirs du passé ou qui font naître des rêves d’avenir. Visitez-les, je vous le conseille. Voyez vous-même. Essayez donc de penser à Schubert ou à Shakespeare quand vous serez à Phoebus, en Virginie.

(1945, Folio, traduit par Jean Rosenthal)

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, « Noms de pays : le nom », p.527-58

Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.

Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais des villes, ce ne fut qu’en la tranformant, qu’en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres ; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente que ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, d’aggraver la déception future de mes voyages.

(GF)

W. G. Sebald, Les Émigrants, p.124

J’ai donc repris un avion pour New York et de là, le jour même, je me suis retrouvé à rouler en direction du nord-ouest dans un véhicule de location, sur le State Highway 17, longeant toutes sortes d’agglomérations plus ou moins importantes qui, bien que leurs noms me fussent en partie connus, semblaient être des cités de nulle part. Monroe, Monticello, Middletown, Wurtsboro, Wawarsing, Colchester et Cadosia, Deposit, Delhi, Neversink et Nineveh… j’avais l’impression d’être dans une voiture téléguidée et de l’être moi-même, de traverser une maquette surdimensionnée pour laquelle un enfant géant aurait choisi arbitrairement des toponymes glanés ici et là parmi les ruines d’un autre monde depuis longtemps abandonné.

(Babel, traduction de Patrick Charbonneau)