Take Shelter

20 juin 2018

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C’était juin; c’était quelques jours avant la fin du moi de juin. c’était 1976. J’écris ce souvenir. Il s’est passé plus de vingt ans. Je pourrais peut-être retrouver le jour exact de mon passage au Holiday Inn de Winona, mais je n’essayerai même pas. Après les 20 miles ou environ d’une ration de marche quotidienne le long du fleuve (distance moyenne d’un Holiday Inn à un autre Holiday Inn ou, à défaut, quelque autre motel semblablement confortable), le luxe d’un long bain chaud, le luxe du grand lit, le repos mental de la vieille série à la télé (sinon Gilligan’s Island, The Munsters, sinon The Munsters, I love Lucy; ou une autre encore; quelques Star Trek de la première époque, par exemple (?)), étaient la récompense attendue de l’effort, le repos bien mérité (le bain chaud, le lit, l’écran) de jambes déjà chargées de tant de kilomètres solitaires, depuis Grand Rapids (Minnesota; pas le plus connu Grand Rapids, qui est dans le Michigan) le long des routes: Highway 61 (principalement). Or l’image s’est brouillée brusquement, l’écran est devenu noir, puis laiteux; une voix calme mais pressante m’a annoncé, à moi personnellement (comme à tous les habitants de Winona et à tous les automobilistes de la région munis de radios) l’arrivée imminente d’une tornade: TORNADO WARNING.

(Jacques Roubaud, La bibliothèque de Warburg, p.7)


Dimanche d’octobre (vide d’août (2))

7 octobre 2012

Patrick Modiano, L’herbe des nuits, p.14

Un dimanche de fin d’après-midi en octobre, mes pas m’avaient donc entraîné dans cette zone que j’aurais évitée un autre jour de la semaine. Non, il ne s’agissait vraiment pas d’un pèlerinage. Mais les dimanches, surtout en fin d’après-midi, et si vous êtes seul, ouvrent une brèche dans le temps. Il suffit de s’y glisser.

(Gallimard, 2012)

W. G. Sebald, Les Émigrants, p.184

Les dimanches, dans l’hôtel abandonné, j’étais en ce qui me concerne envahi d’un tel sentiment de vacuité et d’inutilité que, pour me donner au moins l’illusion d’avoir un but, je me rendais en ville, marchant au hasard parmi les immeubles monumentaux du siècle dernier, complètement noircis par le passage du temps.

(Actes Sud, 1999, traduction Patrick Charbonneau)

Ce n’est pas dans Dimanches d’août, mais aux premières pages de L’herbe des nuits, son dernier roman, que j’ai trouvé chez Modiano l’expression la plus proche du vide créateur dont je parlais il y a quelques semaines à propos des récits de Sebald. Là aussi, comme dans le troisième récit des Émigrants, le vide invite le narrateur à la marche et à l’exploration de zones incertaines – banlieues abandonnées de Manchester chez Sebald, quartier de « l’arrière-Montparnasse »,

le long de terrains vagues, de petits immeubles aux fenêtres murées, de tronçons de rues entre des piles de gravats, comme après un bombardement

chez Modiano – sur le point de disparaître avec les années 60 du siècle dernier.

Là aussi, le déplacement dans l’espace se double de sa réplique temporelle. À partir des promenades inaugurales de ces dimanches « de fin d’après-midi », passé et présent se mêlent dans le récit au point de disparaitre bientôt l’un dans l’autre.

Le temps n’existe absolument pas.

écrit Sebald dans un autre texte (Austerlitz, p.221), et Modiano, dans L’herbe des nuits:

Le temps est aboli.

Et même si, contrairement à Sebald, Modiano procède par petites touches – une rue, une façade, un nom, des notes dans un carnet en cuir noir

L’herbe des nuits, p.12

Dannie, Paul Chastagnier, Aghamouri, Duwelz, Gérard Marciano, « Georges », L’Unic Hôtel, rue du Montparnasse…

– plutôt que par grands aplats érudits ou longues digressions exotiques, c’est par la même embrasure,

W. G Sebald, L’archéologue de la mémoire, p.45

Et c’est ce vide, cette ignorance et le peu de faits dont nous disposons qui ont suffi pour que je m’introduise dans son territoire, que je regarde autour de moi et que, au bout d’un certain temps, je me sente comme chez moi.

(Actes Sud, 2009, traduction Delphine Chartier et Patrick Charbonneau)

en suivant les mêmes traces,

Patrick Modiano, L’herbe des nuits

Vous êtes seul, attentif, comme si vous vouliez capter des signaux de morse que vous lance, de très loin, un correspondant inconnu.

qu’il ouvre la brèche.

Images: agenda / carnet présenté comme celui d’Ambros Adelwarth dans les Émigrants. Photos tirées du catalogue des archives de Marbach pour la première, des Émigrants pour la seconde.

Les bains à Riva (2): Trieste

26 septembre 2012

W. G. Sebald, Vertiges, p.132

La ville est déjà plongée dans le noir.

(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)

Franz Kafka, Journal, 25 juin 1914

Une apparition se préparait, qui allait me libérer.

(LP, traduction Marthe Robert)

Suite des allers-retours Sebald-Kafka à partir du troisième récit de Vertiges, « Le Dr. K va prendre les bains à Riva » (1). J’ai mis un peu de temps à retrouver la source de l’épisode triestin, qui ne figure ni dans les Lettres à Felice de l’automne 1913, ni dans le Journal de la même période. Tout juste Kafka fait-il allusion, dans une carte postale datée du 15 septembre, au voyage en bateau

léger mal de mer qui m’a pris lors de la traversée

de Trieste à Venise, où il reste quelques jours à l’hôtel Sandwirth, sur la Riva degli Schiavoni. J’y reviendrai.

Après une recherche sommaire sur internet (« Kafka + Trieste »), c’est dans la traduction anglaise du premier tome de la biographie de Kafka par Reiner Stach (2) que j’ai fini par comprendre le fin mot de l’histoire. Sebald, nous dit Stach, aurait en fait fondé son récit sur une entrée du Journal postérieure de plusieurs mois au voyage en Italie du Nord, celle du 25 juin 1914, dans laquelle Kafka consigne un rêve de la nuit passée. Démarche «pleine d’esprit», sans doute, mais «plainly short on empiricism», juge le biographe (pourquoi, pendant qu’on y est, ne pas lui faire rencontrer Joyce et Svevo dans les rues de Trieste? écrit-il encore), d’autant que le rêve aurait fort bien pu se dérouler à Venise.

W. G. Sebald, Vertiges, p.132-133

Franz Kafka, Journal, p.370-372

A l’hôtel, il s’allonge sur le lit et les bras croisés derrière la tête regarde

je levai les yeux

le plafond. Des cris isolés parviennent

poussés de force à l’intérieur

dans la chambre à travers les rideaux agités par la brise. Le Dr K. sait qu’il existe dans cette ville un ange d’airain qui tue les voyageurs venus du Nord et il songe à sortir. Aux frontières de la fatigue serinante et du demi-sommeil, il parcourt les ruelles du vieux port et éprouve sous sa peau la sensation de l’homme libre qui, attendant sur le bord du trottoir, flotte légèrement au-dessus du sol. Les reflets mouvants de la lumière sur le plafond

Enfin, enfin, si je ne me trompais pas, cette chambre secouée en tous sens par moi commençait à bouger.

lui signalent que d’un instant à l’autre celui-ci va être percé, va s’ouvrir sur quelque chose. Déjà

Cela commençait sur les bords du plafond blanc garni de

l’enduit se désagrège

fragiles moulures de plâtre. De petits moellons se détachèrent et tombèrent comme par accident sur le plancher, claquant de temps à autre d’un coup sec.

et dans un nuage de poussière de plâtre

chute du mortier

descend lentement, au cœur de la pénombre, une silhouette drapée de voiles bleutés retenus par des lanières d’or,

linges d’un violet bleuâtre ornés de cordons d’or

parée de grandes ailes blanches à l’éclat diapré de la soie, brandissant à l’horizontale un glaive dans sa dextre. Un ange,

« Tiens , un ange ! pensai-je

véritablement, pensa le Dr K. une fois qu’il eut réussi à reprendre son souffle ; toute la journée il a volé vers moi

il vole à ma rencontre toute la journée, et moi incrédule, je ne le savais pas

et dans mon incrédulité je n’en ai rien su. Maintenant il ne va pas tarder à m’adresser la parole,

il va me parler. »

pensa-t-il en baissant les yeux. Mais quand il les releva, l’ange, qui pendait maintenant assez bas sous le plafond refermé, n’était plus un ange vivant, mais seulement

une statue de bois peint

ce n’était plus un ange vivant, simplement une figure de proue en bois peint

provenant d’un éperon de navire,

comme celles qu’on voit suspendues au plafond des tavernes à matelots.

comme on en voit accrochées dans les bars à matelots. Le pommeau du glaive était sculpté pour servir de bougeoir et retenir

recueillir

les coulures

gouttes

du

de

suif.

Rien de plus.

Images: Elles sont toutes de Frédéric Pajak, tirées de la superbe biographie de Joyce, Humour, PUF, 2001, coécrite avec Yves Ternet.
Notes:
(1) Pour une présentation de cette série, voir le premier épisode.
(2) Reiner Stach, Kafka: The decisive years (Kafka: Die Jahre der Entscheidungen, 2004), 2006, traduit de l’allemand par Shelley Frisch.

Dictionnaire des lieux sebaldiens (8): l’Hôtel des Roches Noires

3 septembre 2009

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Les Emigrants, p.139-140

« Impossible également de pénétrer dans le Grand Hôtel des Roches Noires, monstrueux palais de briques où, au tournant du siècle, multimillionnaires américains, grands aristocrates anglais, empereurs français de la Bourse et gros industriels allemands avaient l’insigne honneur d’échanger des civilités. Les Roches Noires ont cessé toute activité, autant que j’aie pu le savoir, aux alentours des années cinquante et soixante, et ont été transformées en appartements dont, à vrai dire, seuls ceux qui donnaient sur la mer sont partis sans trop de difficultés. Aujourd’hui, ce qui a été autrefois l’hôtel le plus luxueux de la côte normande n’est rien qu’une monumentale monstruosité déjà à moitié enfouie dans le sable. La plupart des appartements sont depuis longtemps désertés et leurs propriétaires ne sont plus de ce monde. Seules quelques vieilles dames indestructibles reviennent été après été hanter la gigantesque bâtisse. » (traduction Patrick Charbonneau, édition Babel)

L’hôtel des Roches Noires est bien entouré dans cette partie des Emigrants consacrée au grand-oncle Ambros Adelwarth, valet du richissime Cosmo Solomon, sur lequel il veille « comme sur un enfant endormi » (p.109). Suivant les pérégrinations de ces deux déracinés qui n’ont que des hôtels pour chez-eux, le lecteur parcourt dans les quelques dizaines de pages du récit bon nombre des plus grand palaces du 20ème siècle débutant.

L’Europe d’abord: le Normandy, tout proche (p.141), visité par le narrateur en ce même mois de septembre 1991, avec ses hordes de touristes japonais; le Grand Hôtel Eden de Montreux (p.93) (on pense à Nabokov, même si ce dernier a vécu au Montreux-Palace). Les casinos français sont fréquentés avec assiduité : la salle Schmidt de Monte Carlo (p.108) le casino de Deauville (p.110). Le Savoy Hotel de Londres (p.94), apparait comme un choix codé de la part de Sebald car c’est celui-là même par la fenêtre duquel Monet, sur les traces de Turner (évoqué dans Austerlitz, p.133), s’imprégnait des vues de l’alignement des ponts de Londres. C’est aussi celui dont le nom a peut-être inspiré Joseph Roth, puisque ce dernier en a fait le titre d’un de ses récits, situé en revanche aux confins de l’Europe orientale et de la Russie.

Cosmo dépense aussi sans compter dans les hôtels de luxe américains du début du siècle: le Breakers et le Poinciana de Palm Beach, l’American Adelphi de Saratoga Springs (p.108).

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L’Orient est leur dernière destination de voyageurs, dans un itinéraire de Venise à Jérusalem: les salles de jeu égyptiennes (p.114) étaient déjà connues: le casino d’Heliopolis et le San Stefano de Ramleh. Le grand voyage les mène au Pera Palas de Constantinople (p.153), puis au Franks Hotel de Jaffa (p.161) et enfin à l’hôtel Kaminitz, dans la Jaffa Road de Jérusalem (p.162), dont la vue donne sur l’ancienne Porte des Juifs.

Vue du Kaminitz

Le Banff Spring Hotel (Canada, p.116) où Cosmo vient soigner sa neurasthénie, est de loin le plus imposant, qui rappelle l’étrange bâtisse du Shining de Kubrik. C’est la dernière étape avant que le jeune milliardaire ne soit transporté à Ithaca et ne sombre « définitivement ».

Banff


C’est pourtant à un tout autre hôtel qu’on songe en regardant la photographie des Roches Noires. A Sheveningen, où le narrateur des Anneaux de Saturne se rend (p.106), le Kurhaus semble en effet s’enfoncer lui aussi dans le sable en emportant avec lui ces années de « belle-époque » tout à la fois aristocratiques et bourgeoises, dissolues (c’est leur « côté Cosmo ») et rigides (leur « côté Ambros ») qui fascinent tant Sebald.

Kurhaus

Roches noires

Si les Roches Noires émergent de manière si particulière parmi de si prestigieux voisins, c’est d’abord que l’hôtel n’en est plus un, et que, comme l’ensemble de la station de Deauville-Trouville dans le récit, il semble abandonné. C’est aussi parce qu’un rêve le fait revivre, qui peuple à nouveau les couloirs et les salles de réception d’invités hauts en couleur, redonnant à toute la ville son activité des beaux jours. Le narrateur revit ainsi le formidable été de l’année 1913 au cours duquel Cosmo et Ambros vivent leurs plus belles heures, faisant « sauter » le tout nouveau casino (p.111), insouciants comme toute l’Europe des dangers qui guettent le monde dit civilisé. A l’instar de beaucoup d’autres bâtiments sebaldiens, l’hôtel des Roches Noires a donc un caractère double, prosaïque et onirique, utopique et annonciateur de catastrophe.

Les Emigrants, p.144

« Arrivé à Deauville, je prenais un cabriolet pour gagner l’hôtel des Roches Noires. Dans les rues régnait une animation débordante. Véhicules et attelages de toutes sortes automobiles, voitures à bras, bicyclettes, coursiers, livreurs, flâneurs s’entrecroisaient, apparemment désorientés, dans le plus grand désordre. On eût dit que le pandémonium était lâché sur terre. L’hôtel affichait désespérément complet. »

L’hôtel est un lieu à part, un « sanatorium des malade du temps » comme chez Mann, Buzatti, Gracq et Kobo Abé (1). C’est un espace clos sur lui-même, où rayonnent pourtant les derniers feux d’un cosmopolitisme européen au caractère ambigu. Il n’est protégé qu’en apparence du passage du temps et des catastrophes. A ceci près que Sebald est loin, comme ses illustres prédécesseurs, de hisser ses bâtiments et ses personnages « sur l’Aventin » (le mot est d’Eric Faye) pour leur donner une vision surplombante sur l’époque. Il leur aménage plutôt des paquebots à la coque percée, en plein naufrage, qui seront bientôt engloutis par les sables. Des accents nostalgiques et accusateurs (qu’on entend aussi chez Musil et chez Roth à propos de l’empire austro-hongrois (2)) évoquent la déliquescence de cette élite sans frontière d’avant 1914 qui n’a pas su, bien au contraire, empêcher par la suite les malheurs du temps.

La position d’observateur amusé et fasciné n’est pas non plus sans rappeler celle d’un autre narrateur, celui des Jeunes filles en fleurs qui scrute le ballet des pensionnaire du Grand Hôtel de Balbec, même si c’est avant, dans Jean Santeuil que Proust donne à son héros et à sa mère la chambre 110 des Roches Noires (3).

La photographie que Sebald utilise, peut-être réalisée, comme le veut la narration, au cours des jours qui suivent la fin du festival du film américain, a manifestement été prise à marée basse, renforçant l’impression de cathédrale dans le désert destinée à s’enfoncer inexorablement dans l’oubli.

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A l’autre extrémité de l’été, cette année, la plage était plus fréquentée et la mer haute m’a rendu de tels effets impossibles. Qu’on se rassure, le « monstrueux palais de briques » est encore là. Fragile et presque discret, il suit tranquillement la douce pente du déclassement.

Notes:

(1) Eric Faye, Le sanatorium des malades du temps, José Corti, 1996

(2) Sur les liens entre Joseph Roth et Sebald on pourra lire l’article paru dans le numéro spécial de la revue Recherches germaniques consacré à Sebald en 2005 (Hors série N°2). Il s’intitule « W.G. Sebald lecteur de Joseph Roth » et a été rédigé par Stéphane Pesnel.

(3) J’ai déjà évoqué cet article de Richard Bales, « L’édifice immense du souvenir », paru dans ce même numéro. Bales note que les demeures proustiennes et sebaldiennes sont censées représenter la stabilité. On voit qu’ici si l’hôtel peut être comparé à une maison, il offre un refuge très temporaire.


Dictionnaire des lieux sebaldiens (1): The Great Eastern Hotel

3 juin 2009
GEH
Austerlitz, p.54-55

« Puis j’ai visité avec Pereira ce grand hôtel désormais presque entièrement désaffecté, j’ai parcouru le dining room qui pouvait accueillir plus de trois cents convives sous sa haute coupole de verre, les fumoirs, les salles de billard et les suites, gravi l’escalier jusqu’au quatrième étage où naguère se trouvaient les buffets, descendu les marches menant au premier et au second sous-sol, jadis frais labyrinthe où s’entreposaient les vins du Rhin, les bordeaux et les champagnes, où se préparaient par milliers les pâtisseries, où s’accommodaient légumes, viandes rouges et volailles blanches. A elle seule, la cave aux poissons où s’entassaient, sur des plans d’ardoise noire constamment irrigués d’eau fraîche, perches, plies, sandres, soles et anguilles, était un véritable petit royaume des morts, me dit Pereira, ajoutant que s’il n’avait pas été si tard il aurait refait avec moi le parcours. Il aurait en particulier aimé me montrer une nouvelle fois le temple, et dans celui-ci le panneau ornemental dont les dorures représentent l’arche à trois étages flottant sous un arc en ciel, que regagne la colombe avec dans son bec le rameau vert. » (traduction de Patrick Charbonneau)

L’hôtel est proche de la Liverpool Street Station, à Londres, situé exactement au 40 de la Liverpool Street. Aujourd’hui il fait partie d’une chaîne d’hôtels de luxe baptisée « Andaz ». Ouvert en 1884, il a été rénové à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Les travaux de réfection ont débuté à la fin des années 90, ce qu’annonce Austerlitz après avoir discuté avec le maître d’hôtel Pereira. Il possède entre autres curiosités un temple franc-maçon. Les dimensions du bâtiment, et sa coupole en particulier, le rapprochent en ce début de récit d’autres édifices qui fascinent particulièrement Austerlitz: la gare d’Anvers, la gare de Lucerne, le palais de Justice de Bruxelles. Tous lieux qui témoignent de l’hubris moderne de l’Europe industrielle, qui ne semble que projeter sa propre destruction.

L’usage du Great Eastern Hotel est plutôt inédit. Les hôtels abondent dans l’oeuvre de Sebald mais quand le narrateur itinérant s’y arrête, ils sont d’ordinaire plus petits (Campo Santo), plus vétustes (Anneaux de Saturne), le personnel moins avenant (AdS). La chambre est évoquée le plus souvent, la fenêtre ouverte, laissant filtrer les bruits du monde (circulation, opéra , pluie (CS)… bombe (CS)).
On peut pourtant remarquer quelques traits communs à Pereira et Ambros Alderwarth (Emigrants): mêmes amabilité froide, rigueur et zèle à remplir une fonction subalterne à laquelle ils savent donner, par cette ascèse, une noblesse un peu protestante.
Les grands hôtels sont des marqueurs du passage du temps: ils semblent avoir été engloutis avec la deuxième guerre mondiale et la vie mondaine qui y avait cours n’y résonne que de manière nostalgique, à travers des lieux ou des indices (bar, salle de réception, façade) désormais vides ou peuplés d’autres « espèces animales » (A, p.51).  On pense aussi au Shining de Kubrick. Les bâtiments eux-mêmes semblent s’enfoncer dans le sable, comme le Kurhaus de Scheveningen (AdS)
Les hôtels sebaldiens sont aussi des lieux où s’expriment les états dépressifs, mélancoliques, du narrateur, qui y est rarement en position de réflexion ou de travail, mais plutôt en proie au désarroi, aux maux de crâne (début de la deuxième partie de V).

Le salon-bar du Great Eastern, en ce mois de décembre 1996, est pourtant particulièrement fécond. Peut être parce que, justement, c’est le bar. Peut être aussi parce que la gare est proche. Toujours est-il que le narrateur y rencontre Jacques Austerlitz par hasard, comme déjà ce fut le cas en 1967. Il remarque notamment son sac à dos (qui lui fait penser à Wittgenstein), et identifie Austerlitz un peu à l’écart des jeunes cadres de la City. C’est là que ce dernier se lance dans les premières confidences, touchant à son enfance adoptive au Pays de Galles. La mémoire se met en branle. Le soir, dans une chambre du premier, le narrateur:

Austerlitz, p.119-120

« Là je restai assis jusqu’à près de trois heures du matin devant une petite table éclairée par la lueur blafarde d’un des réverbères de la rue – les radiateurs de fonte émettaient de légers craquements et dehors, dans la Liverpool Street, passait parfois un des rares taxis noirs encore en maraude-, pour consigner en mots clés et phrases télégraphiques le maximum de ce que m’avait raconté Austerlitz tout au long de la soirée ».

Notes:
A: Austerlitz
AdS: Les Anneaux de Saturne
V: Vertiges
CS: Campo Santo
E: Emigrants