Le mardi 14 janvier 1941

14 septembre 2010

Dans la guerre (16)

Léon Werth, Bourg-en-Bresse

Bombardements sur Londres, bombardements sur Brest, Lorient, Le Havre, opérations en Albanie et en Libye. La guerre jour à jour. A chaque jour sa dose de guerre filtrée par la province, amortie par le froid (le thermomètre est descendu à moins 16), réduite à on ne sait quoi dans cet hôtel, qui est de nulle part. Hors le docteur D., qui plonge dans la Grèce et dans l’Inde, je ne connais personne à Bourg. Je ne sais comment Bourg prend la guerre. Je n’ai pu observer qu’un signe : l’oculiste a fixé au mur de son salon un chromo du maréchal.
La fille qui fait ma chambre me parle de la température et non pas de la guerre.

On a vu que la foule, une partie de la foule au moins et les praticiens du département de l’Ain séparent le maréchal de ses ministres et annulent ses propres paroles. Ils construisent un maréchal semblable au maréchal qu’ils souhaitent, un bon tyran. Les actes de ses ministres ou ses propres paroles, ils les refoulent par un processus freudien ou par paresse d’esprit. Et il n’est pas absolument impossible que le Maréchal ne devienne semblable au personnage qu’ils ont imaginé. Il donnait prétexte à sa légende, quand il en usait avec ses ministres comme un montreur de marionnettes, quand on vit Laval dessiner un demi-cercle en chute molle, comme un gnafron jeté en coulisse.

En première page de Candide, un article de Charles Maurras. Tel en était la puérilité polémique qu’on y pourrait voir qu’un signe pathologique, tout individuel. Mais que ce délire d’interprétation apparaisse comme une pensée à quelques Français de culture secondaire, le signe est grave. Entendez bien que tous les points de départ, non plus que dans le délire, ne sont pas faux. « Mais il n’est pas fou, il raisonne parfaitement », disent au médecin les parents du malade.
Cet article exprime une totale jubilation. Le maréchal a sauvé la France dans la mesure où il est le disciple de Maurras. Les idées de Maurras sont au pouvoir. Depuis le maréchal, la France n’est plus l’esclave des Juifs et des Métèques « qui faisaient même brûler la cervelle, sur des grandes routes, à d’innocents prisonniers ». Louis XIV a triomphé de Blum et de Mandel.
Nul fou raisonneur ne croit davantage que le monde s’enferme en son système. Maurras explique la défaite en ses moindres détails. Il n’eût pas été plus gêné pour expliquer la victoire. La débâcle est le fait de Blum et de Mandel. La victoire eût été expliquée par les persistances de l’ancien régime.
Les Maurras pullulent dans les cercles politiques et dans les petits cafés. Mais les médecins, les avocats qui le tiennent pour un grand homme témoignent d’une extraordinaire déchéance d’une partie de la bourgeoisie moyenne. Qu’ils partagent les passions de Maurras, ce n’est pas cela qui inquiète. Mais qu’ils acceptent pour justifier ces passions les théories de Maurras et sa vision primaire de l’histoire, qu’ils se croient historiens et grands politiques quand ils inversent tête en bas les manuels de l’école primaire, cela est plus grave. Ils s’admirent en cette pauvre scolastique. On voit le chemin qui, de ce narcissisme, les conduit à l’hitlérisme.
Maurras mégalomane : « Le 10 juin de 1940, écrit-il, un jeune astrologue habile à déchiffrer notre avenir dans le ciel, déclara qu’il n’était d’astres favorables que sur un point : dans le désastre et la déroute confirmés, mes idées se trouvaient extrêmement proches d’accéder au pouvoir. »
Les astres mettent en balance la débâcle de juin et les idées de Maurras. Le triomphe de ces idées n’est pas moins important que la défaite de la France, puisqu’il n’est point de France hors de ces idées.

Bergson est mort. Candide publie deux articles sur Bergson, deux articles de bon journalisme, où l’admiration ne se ménage pas. Mais les auteurs de ces articles ne disent pas que, si le maréchal eût alors régné, Bergson n’aurait eu le droit d’enseigner ni à Clermont-Ferrand, ni à Henri IV, ni au Collège de France.
Destin de Bergson. Ce grand psychologue, quand il devint métaphysicien, eut d’étranges publics.
Je n’ai guère été touché par lui et les plus philosophes de mes amis pas davantage. Quand il était au plein de sa gloire, nous avions dépassé l’âge philosophique, l’ivresse du systématique. Nous n’avions pas besoin qu’on nous délivrât des systèmes. Le « se faisant » de Bergson, il ne nous parut pas qu’il s’adressait à nous. Nous aimions les systèmes rigides, comme on aime les peintures hiératiques. Nous ne nous sentions ni opprimés ni menacés par les systèmes. Seuls les peintres faibles retournent par principe à l’hiératisme.

Bourg à six heures du soir, par la neige. Lumières de défense passive. Passants feutrés. Je frôle un groupe de deux jeunes femmes arrêtées, penchées l’une vers l’autre, se confiant leurs âmes sans doute. Et j’entends en effet la parole d’espoir et de délivrance ; « Marie-Claire, dit à l’autre l’une des jeunes femmes, Marie-Claire est arrivée. »
Et Paris-Soir aussi. Le pauvre bougre crie mélancoliquement Paris-Soir. Par-dessus la débâcle, par-dessus les catastrophes et les révolutions, Paris-Soir surnage, surnagera toujours. Paris-Soir est l’essence de l’homme. Il y aura toujours des Paris-Soir et des rédacteurs pour rédiger et des typos pour l’imprimer et des lecteurs pour le lire. Paris-Soir est éternel. Paris-Soir, c’est le péché originel. Quel rédempteur viendra ?

Le maréchal a encore ouvert une de mes lettres, cette indiscrétion m’irrite. Même quand j’étais au régiment, le colonel n’ouvrait pas mes lettres.

Cesare Pavese, Turin


Pour sentir ce qu’est le style, il suffit de lire une prose quelconque de Foscolo et puis une de ses proses traduites de l’anglais, voire même par Ugoni. Ou mieux : d’abord lire la prose traduite puis une quelconque prose originale – par exemple la Leçon inaugurale.

Si, cette année, tu n’as pas fait ton examen de conscience, c’est parce que tu en avais plus que jamais besoin – tu étais en état de transition et la clarté intérieure te faisait défaut.


Le lundi 1er janvier 1940

10 Mai 2010

Dans la guerre (9)

Paul Claudel


L’an quarante, la quatrième dizaine ! il fait froid ! déjeuner de famille. Visite de Chouchette.

Klaus Mann, New York


Nouvelle année, nouvelle aventure, nouvelle étape, nouvelles promesses, nouvelles jérémiades et nouveau pas vers la mort – que j’attends avec joie. Je me sens en effet plus libre, plus détaché, plus triste et plus prêt que jamais. On peut devenir toujours plus sceptique et toujours plus pieux en même temps ; toujours plus désespéré et toujours plus confiant. Ma peur et mon espoir diminuent… Une seule chose serait difficilement supportable, ce serait de savoir que tout cela risque de durer bien trop longtemps… (Mais ce n’est pas probable.) – Toute aigreur est adoucie par la belle perspective de la fin…

… je suis revenu de Princeton en voiture à cause de mes nombreux bagages. J’ai une nouvelle chambre, un petit appartement. Ce n’est pas mal du tout. Je donne vie à ma solitude en fixant des photographies aux murs et en écoutant de la musique à la radio et au phonographe.

Thomas Mann, Princeton


Me suis levé, comme j’en ai maintenant l’habitude, entre 8h et 8h30. Froid vif. Promenade dans l’allée avec le caniche. Petit déjeuner avec K.. Ensuite, ai écrit les premières lignes de la curiosité indienne et ai pris des notes judicieuses. – Brève promenade avec K. (…) – Dans le Times, remarquable article d’E.W. Meyer sur les perspectives et les buts de guerre. – Après le thé, ai apporté des corrections au Texte politique et ai par ailleurs travaillé à prendre des notes. Au dîner, sans serviteurs, les Kahler. Ensuite, à la bibliothèque, feu dans la cheminée. Avons parlé de Stifter. Avons parlé d’une certaine littérature de province aigrie en Allemagne. Le « signifiant » dans la littérature, venant de l’inconscient et du savoir artistique. – Froid terrible.

Simone de Beauvoir, Megève


Le résultat de cette belle journée et de cette longue veillée c’est que je suis assez crevée le lendemain. J’écris à S. en prenant mon petit déjeuner. Puis ski : Mt d’Arbois, le Tour, Rochebrune. Pas très bien. Je fais à peu près ce que je veux maintenant mais je ne sais pas vouloir comme dirait Gandillac. Et puis fatigue. Qu’est-ce que la fatigue ? Ce n’est pas une conscience du corps fatigué, c’est la manière même de prendre conscience et de se conduire. Mais ça pose encore le problème du rapport conscience-corps – on n’est pas fatigué physiquement, c’est faiblesse du cœur toujours, ainsi qu’un état du corps conditionné. Je suis méditative et molle. Regret de Sartre, et tout ça me fait vain sans lui. (…)

Bertolt Brecht


Il faut toujours considérer que le mouvement ouvrier est partie intégrante du capitalisme, déclarait hier A(ugust) Enderle avec son accent souabe. L’URSS est encore loin d’avoir atteint le niveau des forces productives à partir duquel direction par ex. ne signifie plus domination. L’industrialisation de l’agriculture est encore loin d’avoir atteint le niveau à partir duquel la paysannerie fusionne avec les travailleurs de l’industrie. Donc il existe encore des luttes de classe, qui engendrent un appareil d’Etat. La politique extérieure de l’URSS est certainement la politique extérieure d’un Etat où s’édifient des éléments de socialisme, ce n’est pas pour autant une politique extérieure socialiste. (…) Le pacte de Staline avec Hitler, dont il aura peut-être besoin militairement demain, affaiblit Hitler face à sa bourgeoisie, il affaiblit donc la puissance militaire du partenaire, car il ne renforce pas simultanément la position du prolétariat allemand face à sa bourgeoisie. Il y a là de graves fautes politiques, qu’on ne peut s’expliquer qu’à partir de la situation interne de la Russie.

Cesare Pavese, Turin


Pas fait grand-chose. Trois œuvres : Les deux saisons, Par chez nous et le Charretier.

Les deux récits sont une chose du passé : ils valent peut-être en ce que je me suis passé une envie et ai prouvé que je sais vouloir un style et le soutenir, et voilà tout. Le petit poème est peu de chose, mais il promet peut-être pour l’avenir. Je termine en espérant y revenir maintenant, rajeuni par beaucoup d’analyse et par la purgation de mes humeurs narratives.

Quant à mes pensées, je ne les ai plus beaucoup développées dans ces pages mais, en compensation, j’en ai recueilli diverses, mûres et riches et, plus que tout, je me suis entrainé à y vivre avec agilité. Je clos l’année 39 dans un état d’aspiration désormais sûr de soi, et de tension  semblable à celle du chat qui attend sa proie. J’ai intellectuellement l’agilité et la force contenue du chat.

Je n’ai plus déliré. J’ai vécu pour créer : cela est acquis. En compensation, j’ai beaucoup redouté la mort et senti l’horreur de mon corps qui peut me trahir. C’a été la première année de ma vie empreinte de dignité, parce que j’ai appliqué un programme.

Mihail Sebastian


A Radio-Zurich, un long divertissement pour orchestre de Mozart. Voyons-y un bon signe en ce début d’année.

Je travaille depuis sept heures du soir, il est maintenant minuit, et je n’ai réussi à écrire qu’une seule page. J’en suis toujours au chapitre XVIII, dont j’ai écrit six pages jusqu’ici. Il est vrai que le régiment m’empêche de travailler, mais il n’est pas moins vrai que, lorsque j’ai un jour libre et que m’assieds enfin à mon bureau, je n’ai pas la ténacité voulue pour rester penché sur le manuscrit, attentivement, sans rêvasser, sans digressions, sans ces pauses que je m’accorde trop facilement. Le plus ridicule, c’est que j’en suis réellement à la phase finale du livre et que trois ou quatre jours de travail sérieux me suffiraient pour conclure.

Mais, demain matin, je serai de nouveau au régiment.

Ernst Jünger, Kirchhorst


En permission à Kirchhorst. La mansarde porte déjà les marques de l’inhabité ; comme le génie du logis a tôt fait d’émigrer ! Hier, le soir de la Saint-Sylvestre, Martin von Katte nous a rendu visite. Il nous a raconté certains détails de la campagne de Pologne qui, en d’autres temps, m’auraient captivé, mais notre capacité d’enregistrement est limitée. En outre, de tout temps, les événements d’outre-Vistule, lorsque je les lisais ou qu’on m’en parlait, m’ont semblé de moindre importance historique, comme s’ils se déroulaient en des pays brumeux où les contours s’effacent. Par exemple, je n’ai jamais pu me représenter le palais d’Attila, à part son aspect chaotique.

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin, la Communauté. A 13 heures réception chez Koniawa. Souvenirs de Dresde. Une délégation de réfugiés de Kalisz.


Le mercredi 18 octobre 1939

7 avril 2010

Dans la guerre (5)

Louis Guilloux, Paris


Jour des raids allemands sur l’Écosse – du recul français sur le front.
Aujourd’hui, j’ai vu emmener un soldat, entre quatre hommes, baïonnette au canon, et un caporal.
Sur la place Saint-Michel, revue des troupes en tenue de départ.
Ce soir, le ciel avait cet éclairage réfracté des jours de tempête, et depuis qu’il fait nuit, un vent profond remue les airs – et au loin les eaux. On dirait qu’une énorme bête aveugle se démène partout à la fois dans une colère sourde et très primitive. Comme c’est triste et poignant indépendamment des circonstances. Et de penser que l’homme est lui-même si sourd et si primitif et tellement toujours le même, pas différent de lui-même ou si peu, depuis que le premier vent s’est levé sur la terre pour emporter sa cabane, ou sur les eaux pour faire chavirer sa barque. Bien que ce malheur lui soit arrivé, combien de milliers de fois depuis, la conquête des éléments ne semble pas lui être apparue comme un but suffisamment plein. Autre chose est nécessaire à son activité débordante, à sa fièvre incompréhensible, la guerre, soi-disant abhorrée, haïe, vomie, en réalité, adorée. Il faut se former en escouades, en compagnies, en bataillons, en régiments, rassembler des armées, faire tonner le canon, virer l’avion dans le ciel de Dieu, cravacher la mort trop lente et paresseuse dans les jours qu’on appelle de paix et lui faire prendre le galop. La voix pourtant assez horrible de la nature ne suffit pas à la finesse de son ouïe. Il faut qu’il s’y ajoute la sienne propre plus douce sans doute quand elle se fait d’airain. A ce prix-là, il est content, Oui, je dis qu’il est content. Il faut que la guerre lui plaise, qu’il veuille, qu’il l’aime, que ce soit là le fond même et la clé de sa nature ou alors quoi ? (…)

Cesare Pavese, Turin


Décrire la nature en poésie, c’est comme ceux qui décrivent une belle héroïne ou un puissant héros.
Réussir quelque chose, n’importe quoi, est de l’ambition, une sordide ambition. Il est donc logique de recourir aux moyens les plus sordides.

Mihail Sebastian, Bucarest

Trente-deux ans. Je me sens vieux, laid, usé. Me regarder dans la glace ne me fait aucun plaisir. Il me répugne parfois, cet homme pâle, aux yeux cernés, dont la calvitie s’accentue, mais qui garde malgré tout je ne sais quel air de jeunesse fatiguée. J’essaye de ne pas penser à ma vie – ni à celle qui est passée, ni à celle qui vient. C’est un sentiment d’inutilité qui me désespère et que je veux éviter, oublier.
Leny est venue hier et je l’ai laissée me parler de nouveau de l’affaire Bubi-Zoe-Leny-moi. J’ai dû constater encore une fois qu’il était bien boulevardier, ce quadrille. Je ne peux pas dire cependant que je n’aie pas gardé un pincement au cœur, de la gêne pour tout ce qui s’est passé, et que je ne soupçonnais pas.

Paul Claudel, Paris


Je vois le Dr Delort qui me dit que tous mes organes sont en bon état.

Adam Czerniakow, Varsovie


La date du 18 octobre 1939 manque (note de l’éditeur).


Gracq / Nantes: les années de formation

24 septembre 2009

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La Forme d’une ville, p.7

« Certains soirs du début de l’été, où les odeurs végétales, lourdes et sucrées, du Jardin des Plantes voyageaient jusqu’à nous à travers la rue, la proximité de ce nœud de vie si serré, et pourtant inaccessible, nous montait à la tête; le dortoir où nous nous dévêtions était balayé encore de part en part par les lueurs jaunes du couchant: le sentiment de la journée refermée sur nous trop vite, des rues qui s’animaient maintenant, insoucieuses de notre couvre-feu, d’une activité plus trouble, plus insolite que celle du travail, éloignait longtemps le sommeil de la double rangée de nos lits de fer. »

J’ai vraiment découvert Nantes à l’âge où Julien Gracq (alors Louis Poirier) la quittait après sept années d’internat. Je l’explorai « comme tout le monde », comme il ne l’a pas fait alors (mais plus tard, sans émotion), à partir d’un cœur, ma « cellule germinale » quotidiennement arpentée, entre les rues de la Bastille, Mercoeur et Deshoulière, les deux masses du Palais de Justice et de la prison. Le lycée Guist’hau surtout. Puis par percées plus que par cercles, très vite j’atteignais le centre, les places Royale et Graslin, le quartier Bouffay, etc. Plus tard les périphéries. Les pas et le paysage de moins en moins imprécis et hasardeux au fur et à mesure que le temps passait, toute la ville acquérait peu à peu une netteté à moitié satisfaisante, comme on ouvre un coffre en sachant que c’en est fini du mystère.

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Le livre de Gracq, publié en 1985, à 75 ans, est un miracle d’équilibre entre deux registres, deux domaines parfaitement maîtrisés. L’écriture poétique, bien entendu, mais aussi, qui affleure pour l’oeil exercé – à travers un déroulé typologique, un fil thématique, un mot du vocabulaire technique – la prose géographique (1).

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Ses années nantaises furent celles d’un reclus studieux, mais une victime consentante des enfermements qui font fermenter l’imaginaire. Les murs du lycée Clemenceau y sont comme des obstacle de pacotille, dressés pour être franchis en esprit.

Rêverie sur les rêveries des années de formation, La Forme d’une ville est un texte érotique et savant, une cartographie de l’espace vécu au confins de l’imaginaire et de la réalité, qui isole des lieux demeurés purs et chastes dans l’ordre des perceptions sensibles, pour mieux en théâtraliser le déniaisement retardé, quand par exemple l’homme qu’il est devenu en vient à découvrir que deux endroits éloignés de son espace imaginaire d’adolescent, sont, comme les côtés de Guermantes et de Méséglise, si (trop) proches dans le monde réel.

La Forme d’une ville, p.75-76

« Beaucoup plus tard, j’ai été désorienté de m’apercevoir qu’une promenade d’un quart d’heure permettait de rejoindre, sans hâte particulière, le Pont du Cens à partir du Petit Port. Ces modèles imaginatifs tyranniques, stéréotypes qui imposent leur pli à l’enfance de bonne heure, à ses lectures comme à ses rêveries, exigent la clôture et se déchargeraient de leur magnétisme à voisiner trop familièrement. (…) un tabou qui se soucie peu des contingences de la géographie veille à la préservation de leur charge affective première, laquelle reste fonction de leur caractère d’impasse et de leur superbe isolement. »

La ville amoureusement et artistement découverte, c’est encore plus explicite dans ses lignes consacrées aux passages nantais. Et puis ce n’était pas, bien sûr, la première fois. Au hasard des lectures récentes, chez Pavese. De Turin:Turin Pajak2

Le Métier de vivre, p.30

« Ville vierge en art, comme celle qui, en ce qui a déjà vu d’autres faire l’amour et qui, en ce qui la concerne, n’a toléré jusque-là que des caresses, mais qui est prête maintenant, si elle trouve son homme, à franchir le pas. Ville enfin où, arrivant du dehors, je suis né spirituellement: mon amante et non ma mère ou ma sœur. » (édition folio)

L’atmosphère compassée du quartier de mes années étudiantes s’est encore refroidie depuis que le tribunal a été transféré dans un bloc de noir et de verre de l’autre côté du fleuve (œuvre de l’inévitable Jean Nouvel, qui a son charme austère lui aussi). Les grandes maisons bourgeoises m’ont l’air plus muettes et déclassées que jamais, la place du Palais plus déserte encore que sous la plume de Gracq.

La Forme d’une ville, p.104

« Au Nord-Ouest, la place du Palais de Justice, aussi vacante sous ses arbres nains qu’une cale sèche inoccupée, entre sa colonnade judiciaire à l’ordonnance et son café ensommeillé »

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On ne saurait mieux dire.

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Le bâtiment lui-même, que j’ai longé si souvent, flanqué d’un étrange petit jardin par lequel ont dû passer bien des criminels et des innocents, s’enfonce dans une forme moderne d’abandon et de renaissance.

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Les stigmates de la décrépitude sont déjà bien visibles, et personne ne semble le regretter. « La forme d’une ville change plus vite que le cœur des humains » écrit Gracq au seuil sa réminiscence. A suivre.

Note:

(1) Alain-Michel Boyer a écrit à ce sujet un ouvrage à la fois érudit, sobre et sensible, à l’image de son sujet: Julien Gracq, paysages et mémoires, chez un éditrice nantaise, Cécile Defaut.

Dessin de Turin de Frédéric Pajak, tiré de sa magnifique évocation graphique des vies de Cesare Pavese et de Friedrich Nietzsche: L’immense solitude, Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese, orphelins sous le ciel de Turin, PUF.