Je poursuis mon enquête de terrain sur les progrès de l’illusion (P. Deville)

23 juin 2016

à Libreville

Car tout âge se nourrit d’illusions, sinon les hommes renonceraient tôt à la vie et ce serait la fin du genre humain.

Conrad

Certains détails suffisent à une lecture géopolitique du début de ce troisième millénaire. Les grilles de l’ambassade de France ont été déposées, remplacées par un mur plein, de près de quatre mètres de hauteur. Des étals de réparation de téléphones tenus par des Chinois viennent d’ouvrir dans le marché du Mont-Bouët. Cette ville dans laquelle les Chinois s’installent quand les Européens se barricadent semble pourtant toujours aussi familière. Il y a ici un quartier Sorbonne et un quartier Océan, un cimetière Lazaret et un quartier London.

Chaque matin, après la lecture de L’Union à une table de Chez Claude, boulevard de l’Indépendance, je me rends à l’antenne de l’AFP dans l’immeuble d’Air Cameroun pour y prendre connaissance de l’actualité. Puis je poursuis mon enquête de terrain sur les progrès de l’illusion. Parcourant la ville au gré des trajets imprévisibles des taxis collectifs, on peut constater l’envahissement des églises « éveillées », du Christ Sauveur ou du Septième Jour. Des évangélistes enflamment un public souvent pauvre et féminin, avec une prédilection pour les quartiers périphériques que désigne l’euphémisme sous-intégrés, comme Kinguélé ou Cocotiers. Si certaines de ces églises se sont implantées dans des locaux désaffectés, une ancienne menuiserie à Beau-Séjour, d’autres, de manière plus inquiétante, semblent empiéter sur le secteur bistrotier, tel cet ancien café toujours empli de ses chaises en plastique rouge et de ses publicités alcooliques en face de l’immeuble Beyrouth.

(Equatoria, p.53)

PS: Pendant ce temps, je poursuis moi aussi mon enquête, paresseusement, sur d’autres carnets que Norwich. Pour des raisons pratiques, j’ai rapatrié l’un d’eux, Extractions, sous WordPress. Ce sera donc Extractions (2). Sa particularité : se limiter strictement à la récolte de matériaux. Donc pas d’analyse ni de commentaire, mais de belles prises qui pourraient servir et plaire. Une sorte d’entrepôt qui tirerait vers le cabinet d’amateur, ou l’inverse. En attendant que l’envie me reprenne ici.

Lieux rêvés (8)

14 mars 2015

London

Jacques Roubaud, Le grand incendie de Londres, p.250:

Mais, contre toute évidence d’immatérialité, je m’abandonne souvent à cette rêverie. J’imagine toute difficulté abolie: je vivrais dans un mews, à Chelsea. J’occuperais le basement, comme dans un sett de blaireau. Le reste de la maison, étroite, avec un petit jardin sur l’arrière, serait partagé (je ne serais pas seul).

Comment vivrais-je? Le silence, les jardins, la lecture, « la suspension du jugement », les marches, les pubs, la bibliothèque; ce que je vis parfois dans Londres devenu permanent.

J’atteindrais à l’absence de désir, à l’endormissement de mes facultés, à la non-souffrance, au non-espoir non-désespoir.

Ce serait la chute définitive: du Projet et ce projet; du Grand Incendie de Londres en Londres, en lecture quotidienne de Londres, ma ville-rêve, ma ville-langue. Ma ville privée.

Peut-être rien.

(Seuil, 1989)
Image: Photogramme tiré de London, de Patrick Keiller.

Lectures de l’année (5)

31 décembre 2013

Atkins-art-Grave-05

Iain Sinclair, London Orbital, p.87

Le chemin était parsemé de sculptures rouillées qui avaient dû être des bornes. Elles avaient été financées et livrées, mais elles ne trouvaient pas leur place. « De l’art, marmonnai-je. Regardez. » Les objets qui attirent l’attention sur eux sont des signes inquiétants. Nous marchions dans un endroit qui cherchait à déguiser sa véritable identité, à détourner l’attention de son cœur fondant. »

(Éditions Inculte, traduit par Maxime Berrée)

Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie

William Gaddis, Agonie d’agapè

Henry Rousso, La dernière catastrophe

David Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots

Pierre Bergounioux, Géologiques

Annie Ernaux, Journal du dehors

Marcel Cohen, À des années-lumière

Marcel Cohen, Sur la scène intérieure

Gonçalo Tavares, Un voyage en Inde

Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve

Iain Sinclair, London Orbital

Frédéric Pajak, Manifeste incertain (II)

Photographie: Mark Atkins, London’s dead

Hédi Kaddour: Paris-Londres par Gosford Park

28 janvier 2010

Hédi Kaddour aime le cinéma. A un moment, à peu près au milieu de son roman Savoir-vivre, il y a un gros morceau de Gosford Park.

« Et ça repleut, mais la pluie ne suffit pas à vous faire renoncer au paysage, et il faut parfois s’arrêter malgré la pluie, parce que her ladyship a toqué à la vitre de séparation, on se retourne, elle ne veut pas crier, elle montre simplement sa bouteille thermos, ça veut dire que comme d’habitude elle n’arrive pas à l’ouvrir, elle roule en voiture avec chauffeur et femme de chambre et elle est encore plus maladroite que le dernier des clochards alcooliques, le chauffeur s’arrête sur le bas-côté, on descend, on fait le tour de la voiture, on ouvre la porte, on ouvre la bouteille thermos, il pleut à verse, ça fait longtemps que votre manteau est transpercé, vous servez le thé dans un capuchon de la thermos, vous attendez que la maîtresse ait fini, elle fait la grimace, c’est sa façon de vous remercier, vous reprenez le gobelet, vous égoutter, vous le revissez, vous rangez le thermos, vous remontez dans la voiture, on repart, la seule chose à quoi se raccrocher c’est que le chauffeur vous a fait un sourire amical, vous n’êtes pas seule. » (Savoir-vivre (S-v), p.133)

C’est au début des années 1930. Le film de Robert Altman pratique une sorte de coupe dans un château de l’aristocratie anglaise déclinante, pour en faire apparaître, des cuisines aux chambres, des coulisses à la scène, les hauts, les bas, les milieux, les recoins obscurs, mais aussi les circulations subtiles qui rendent possible l’existence de ce monde perdu, tout en ruinant ses assises.

La domestique qui guide le regard est une jeune première, bonne et innocente, mais perspicace. La vérité viendra du sous-sol : bien mieux (bien plus vite) que le policier débonnaire, elle résout le mystère et découvre l’auteur du crime. Non, l’inspecteur ne réunira pas les invités dans la grande salle pour leur annoncer qui, où, comment…

Empruntant l’héroïne comme un hommage au film, Hédi Kaddour la fait d’abord un peu errer à travers l’île de Grande-Bretagne, avant de l’amener à Londres. Il la transforme, lui offre un passé et un avenir, organise une rencontre avec Max et Lena, deux échappés de Waltenberg. Elle prend une épaisseur troublante.

Il lui réserve son coup de théâtre.

Grâce aux Pierres qui montent, son journal paru le même jour que le roman, on devine où et quand l’idée lui est venue. Nous sommes à Paris, pas loin de la Place d’Italie.

3 janvier:

« Minuit passé. Quelques scènes de Gosford Park (Altman) en DVD. L’arrivée des invités au château. Les femmes de chambre vont mettre les bijoux au coffre-fort. Un des valets du château, allure insolente, enregistre et range les boîtes dans le coffre ouvert, grand comme une armoire. A un moment il est seul, il se tourne, lance la main dans la partie invisible du coffre. Un truand? Il en sort une cigarette allumée, tire une bouffée, remet la cigarette en place. Altman et l’art de suspendre le spectateur, de lui dégourdir l’attention. » (Les Pierres qui montent (PQM), p.16)

Des motifs passent d’un texte à l’autre: portes, escaliers, couloirs mènent de la cuisine du journal au salon du roman. Et inversement. Toutes les pièces, tous les chemins communiquent et convergent en un lieu commun: la bibliothèque (le lieu du crime chez Altman). La prose d’Henry James, celle de Virginia Woolf, de Colette, objets (entre cent) de profondes analyses du journal, irriguent aussi le roman, mais de manière plus discrète. Que les écrits autobiographiques éclairent la genèse de la fiction, la chose n’est pas nouvelle en littérature. C’est la simultanéité de leur publication qui attire ici l’attention. Il y a plus qu’une coïncidence: un projet. L’auteur dit avoir longtemps souhaité faire paraître les deux en un seul volume qui aurait proposé Savoir-vivre comme un feuilleton au cœur des Pierres qui montent. L’ordre imposé des jours aurait été contaminé par l’ordonnancement artiste : une reprise en main de l’agenda, une manière de contrer l’objection faite au journal (« simple livre des jours » (PQM,p.133), « lâcheté de l’écrivain » (Drieu), (PQM, p.205)), celle de déléguer au temps le travail de composition. L’éditeur (Jean-Marie Laclavetine, chez Gallimard) l’en a finalement dissuadé.

Je m’amuse à refaire le parcours de l’un à l’autre. Un fil au hasard:

Ces portraits, ces reflets:

« l’une des deux femmes de chambre avait un air autoritaire, c’était la plus grande, et l’autre avait ce qu’il fallait bien appeler une tête d’empotée, tirée à quatre épingles et empotée, comme terrorisée par sa voisine, et la grande n’était rien d’autre qu’un sinistre garde-chiourme, la tête de quelqu’un pour qui c’est bien fait d’en être arrivé là, en col de dentelle, et ça se passait dans un miroir, la grande femme de chambre c’était elle. A ce moment-là elle n’avait pas supporté ce qu’elle était en train de devenir. » (S-V, p.136)

« Cheveux trop longs, barbe incertaine, œil fatigué, chemise froissée, pantalon à deux balles, chaussures de sport blanc sale, téléphone à l’oreille: moi, dans la vitrine. » (PQM, 31 août, p.251)

Des images en écho et, plus encore, un même souci, une hantise: l’écriture juste. Savoir-vivre peut en effet se lire comme une mise en pratique et une mise en scène des préceptes développés dans les Pierres qui montent. La preuve aussi que le moment « langue littéraire », récemment identifié par l’équipe de Julien Piat et Gilles Philippe, n’est pas mort avec le vingtième siècle.

Dans les deux livres, au centre des préoccupations: le mot, le rythme, les images. La phrase littéraire doit se distinguer de celle de la langue ordinaire. L’attention se porte en particulier sur sa « droite », c’est-à-dire sur sa fin, qu’on la gonfle ou qu’on l’achève d’une coda bien sentie. Elle doit surprendre, être originale, faire entendre cette « langue étrangère » qui est l’idiome de la grande, la seule littérature. Corriger un mouvement ternaire s’il est attendu (et ajouter ou retrancher un dernier terme), sabrer dans les cohortes d’adjectifs, éviter les « peut-être » et les « semblerait que », assumer, frapper. Bannir les images « prémâchées ».

Pour décrire le petit milieu des fascistes anglais ne pas dire « panier de crabes » mais « bol d’araignées » (p.82). (Inconvénient: lisant la seconde expression, je pense beaucoup aux efforts pour éviter la première.)

Plus explicites et pédagogiques, les atermoiements du journaliste. Ou comment peindre une mort crue, étrangement sensuelle, et faire des touches et retouches le moteur même du récit:

« … en se relisant, Max voudra corriger, comme par une griffe, c’est de la graisse grammaticale, il faut enlever comme, mettre un dos déchiqueté par une griffe monstrueuse, ou alors description sèche: giclées de sang, vertèbres à nu, chairs dissection à ciel ouvert, ça tremble, déflagrations de plus en plus denses, et il aura envie de remplacer déchiqueté par dénudé, qui est moins fort, mais justement, déchiqueté, ça prévient trop, ça parle déjà de la griffe. » (S-v, p.51)

La grande obsession des adverbes: partout il faut les débusquer et les chasser de la phrase.

Même la police s’y laisse prendre:

Le commissaire du roman:

« Elle doit être désemparée, il faut la rassurer rapidement, lui dire que si les choses se passent convenablement, il n’y aura vraisemblablement pas de prison. Vous voyez où j’en suis, Max, je parle avec des adverbes, je n’aime pas ça, en plus vos adverbes français sont plutôt longs. » (S-v, p.172)

Ce n’est pas la première incartade des forces de l’ordre. Le 30 mai dans le journal:

« Kiel. Festival du roman. Une pancarte au bord de la plage. Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, l’Etat a besoin d’adverbes: « Es ist polizeitlich verboten » » Note de bas de page: « c’est « policièrement » interdit… »  (PQM, p.164)

Dire…, ne pas dire…, pas étonnant que Peter Handke (les Carnets du Rocher par exemple: « un livre rétif ») apparaisse souvent dans les Notes et croquis. Ou Jules Renard, à la recherche de la « sécheresse idéale ». Il y a là un « puritanisme littéraire » sans aucun doute, qui peut même devenir, à force de recettes et d’interdits, un académisme paradoxal.

Il faut savoir se détendre un peu, Hédi Kaddour en a conscience. Il sait, lisant Stendhal, qu’un peu de « plâtre » est parfois nécessaire pour enrober le « marbre », et que le meilleur lecteur se fatigue de trop de perfection. A propos de l’ascèse de Jules Renard il note justement:

« Il en mesure le danger: « mon style m’étrangle » (12 janvier 1898) » (PQM, p.133)

Il lui arrive donc de donner un tour savoureux et burlesque à la leçon, en convoquant au besoin des autorités insoupçonnées:

« Expression toutes faites, phrases qu’on devine avant d’être arrivé au bout: l’impression d’écœurement, de prémâché que ça provoque au bout de quelques pages de Christine Angot ou de Max Gallo. Cela fait penser à Starsky et Hutch, une conversation en cours d’enquête, quand ils se restaurent à la va-vite dans un milk-bar. Hutch après deux ou trois bouchées:

« Starsky!

Oui Hutch?

Starsky, ce gâteau a déjà été mangé! » » (PQM, p.217)

Assez drôle aussi (mais est-ce volontaire?), cette citation du grand reporter Ryszard Kapuscinski, que Kaddour destine à ses élèves de l’atelier journalisme:

« Tous mes efforts visent à dire le maximum de choses dans une quantité minimale de mots et d’images, l’expulsion de tous les adjectifs. J’aime le trait clair, droit, parcimonieux. » (PQM, p.98)

En deux phrases, l’art d’énoncer une règle et de la renier trois fois.


Londres qui brûle, Londres qui broie

22 janvier 2010

Une énigme sur Londres, la capitale prédatrice:

Extrait 1:

« 1907

L’été régnait en plein, avec ses nuits brûlantes. Le clair de lune frappait l’eau, la rendait blanche, insondable, qu’elle fût profonde ou non. mais il revêtait les objets solides d’un enduit brillant, d’une couche argentée, si bien que les feuilles elles-mêmes, sur les routes et campagne, semblaient vernies. Tout le long de ces routes silencieuses qui conduisent à Londres, des charrettes avançaient laborieusement, rênes de fer rigides dans des mains de fer, car légumes, fruits et fleurs voyagent lentement. Très haut, dans des mannes rondes, choux, cerises et œillets s’entassent. On croirait voir des caravanes chargées des biens d’une tribu qui émigre à la recherche de l’eau, forcée par ses ennemis à trouver de nouveaux pâturages. Les charrettes avancent laborieusement le long de cette route-ci, de cette route-là, se maintenant très près du bord. Les chevaux, fussent-ils aveugles, auraient pu du moins entendre le lointain bourdonnement de Londres, et les conducteurs, à moitié endormis, aperçoivent cependant, malgré leurs yeux mi-clos, la gaze de feu d’une cité qui brûle éternellement. A l’aube, dans Covent Garden, les fardeaux sont déposés; tables, tréteaux et pavés, encombrés de choux, de cerises et d’œillets, semblent ornés de volants tombés de quelque céleste blanchisserie ».

Extrait 2:

« Elle avait peur, mais elle aimait ce rythme, entre les voitures, les camions, les charrettes, l’asphalte, les pavés, la terre parfois, les obstacles et la folie des embarras, Londres était, malgré la crise, en plein mouvement, on la sentait s’étirer jour après jour, on avait la sensation de participer à ce progrès de la ville, à cette façon qu’elle avait de se jeter sur d’énormes morceaux de campagnes à sa périphérie, ou, dans certains quartiers, sur ses derniers terrains vagues, qu’elle engloutissait à coups de pelle mécanique, toute une végétation têtue de pissenlits et de chardons qui avait pourtant résisté pendant des siècles. La ville n’hésitait pas non plus à s’éventrer, à creuser son sol à des profondeurs inouïes, pour d’immenses chantiers d’immeubles sans pitié, elle creusait même sous l’eau, faisait travailler des hommes dans des caissons d’air comprimé pour lancer des ponts, elle lançait aussi des rails, et faisait passer de douze à vingt miles à l’heure la vitesse de tous les véhicules automobiles, les bus eux-mêmes passaient de quinze à cinquante passagers, et l’on rencontrait des femmes policiers qui réglaient la circulation, elle pourrait peut-être devenir une femme policier, une de celles qu’elle voyait maîtriser d’un lever de main les bus qui faisaient la course entre compagnies rivales pour se piquer les passagers, et sur la Tamise les pompiers inauguraient leurs nouveaux bateaux-pompes deux fois plus gros, deux fois plus puissants, et la ville restait la plus grande du monde, devant New York, c’était là qu’il fallait être, même si les journaux vous disaient qu’elle comptait des centaines de milliers de chômeurs, la ville accumulait les foules et G. marchait dans la ville, de foule en foule, sans appartenir à aucune. »

Du début du siècle aux années 30, la ville s’élève, creuse et s’étale, indifférente à la conjoncture, inhumaine et désirable. En 1939 Londres atteint le point culminant de sa domination, agglomérant 8,5 millions d’habitants, soit quasiment un cinquième de l’entière population britannique. Elle est aussi devenue un topos littéraire.

Les deux images méritent une petite explication. Je les ai trouvées dans Londres, l’indispensable et pesante « biographie » de Peter Ackroyd.

La photographie: « Monsieur Anti-Proteines » (cliché Sean Hickin) qu’Ackroyd légende ainsi : « Stanley Green (1915-1993) arpenta Oxford Street pendant des lustres afin de défendre son credo: « Moins de protéines, moins de passions ». Ignoré par la foule des passants, il devint un symbole poignant de la faculté qu’a la métropole d’ignorer, d’oublier et de broyer ».

Le tableau: Charles Ginner, Piccadilly Circus, 1912, Tate Modern. Commentaire : « Les marchandes de fleurs disparaitrons lors de la Première Guerre mondiale mais la ligne de bus Highbury-Battersea existe toujours ».

Je laisse les plus perspicaces deviner où je suis allé chercher les deux extraits.

Indices: l’un des deux est très récent, l’autre plus contemporain de ces scènes urbaines. Un hommage? Peut-être, quand on sait l’admiration que l’un des auteurs porte à l’autre.


De la destruction (2): Villes mortes

14 janvier 2010

Mike Davis, Dead cities, p.135:

« En effet ce qui se produisit dans le South Bronx – qui, comme le mettent en évidence les Wallace, « n’était même pas classé parmi les zones pauvres en 1967 » – ressemble étrangement aux deux dynamiques de mort décrites par Stewart dans Earth abides. Tout d’abord, tandis que la protection contre les incendies se dégradait, les propriétaires renoncèrent en masse à entretenir leurs bâtiments; ce qui, en retour, occasionna un accroissement de la fréquence des incendies. L’incinération rapide du coeur du South Bronx enfanta un exode de masse vers le West Bronx, où le surpeuplement, conjugué à la réduction continue des services d’incendies et des services du logement, mena à une deuxième vague de feux, qui se propagea aussi à Harlem et à certaines parties de Brooklyn. Après avoir culminé à 153 263 urgences en 1976 (alors que les incendies sérieux étaient trois fois supérieurs aux taux de 1964), la tempête de feu finit par s’épuiser d’elle-même; « le déclin des feux de structure après 1976, soulignent avec consternation les Wallace, ne représente pas la fin de la crise ou le renforcement des services d’incendie, mais plutôt la pure et simple pénurie de carburant dans les principales zones d’ « infection » incendiaire comme le South Bronx, Bushwick, etc. »

(Les prairies ordinaires, traduction de Maxime Boidy et Stéphane Roth)

Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.201

« Notre propagation sur terre passe par la carbonisation des espèces végétales supérieures et, d’une manière plus générale, par l’incessante combustion de toutes substances combustibles. De la première lampe-tempête jusqu’aux réverbères du XVIIème siècle, et de la lueur des réverbères jusqu’au blême éclat des lampadaires qui éclairent les autoroutes belges, tout est combustion, et la combustion est le principe intime de tout objet fabriqué par nous. La confection d’un hameçon, la fabrication d’une tasse de porcelaine et la production d’une émission de télévision reposent au bout du compte sur le même processus de combustion. Les machines conçues par nous ont, comme nos corps et comme notre nostalgie, un coeur qui se consume lentement. Toute la civilisation n’a jamais été rien d’autre qu’un phénomène d’ignition plus intense d’une heure à l’autre et dont personne ne sait jusqu’où il peut croître ni à partir de quand il commencera à décliner. En attendant, nos villes rayonnent encore, les feux gagnent encore du terrain. »

Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.189-190:

« De telles irruptions catastrophiques de la mer dans l’intérieur des terres se produisirent de manière répétée au cours des siècles suivants, et bien entendu, l’érosion de la côte s’accentua dans les intervalles calmes. La population de Dunwich se plia peu à peu à l’irréversibilité de cette évolution. Le combat était sans issue, on y renonça. On tourna le dos à la mer, et chaque fois que les moyens le permettaient, l’on bâtit vers l’ouest, prolongeant de génération en génération le processus de fuite en vertu duquel la ville qui se mourait lentement suivait – comme par réflexe, pourrait-on dire- l’un des mouvements fondamentaux de la vie humaine sur terre. Un nombre remarquablement élevé de nos agglomérations sont en effet tournées vers l’ouest et, pour peu que les conditions le permettent, s’étendent dans cette direction. L’est est synonyme d’absence d’issue. A l’époque de la colonisation du continent américain, notamment, on pouvait voir les villes se déployer vers l’ouest en même temps que les quartiers situés à l’est étaient abandonnés et tombaient en ruine. »

(Actes Sud, traduction de Patrick Charbonneau)

Dead cities examine la manière dont la guerre aérienne et les bombardements systématiques des populations civiles se sont imposés à l’esprit des stratèges britanniques puis américains comme un moyen efficace de remporter la seconde guerre mondiale; les trois courts essais qui composent le livre nous font découvrir le site de Dugway (étrange la consonance avec Dunwich), au milieu de l’Utah, où fut élevé un quartier Potemkine dont les Mietzkazerne n’avaient été construites en 1942 – d’après le modèle des immeubles berlinois – que pour étudier les ravages du feu et accélérer les incendies des grands ensembles ouvriers de la capitale allemande.

Ils racontent aussi la destruction par les flammes de blocs entiers de New York, l’effondrement des tours du World Trade Center, la progression de nouvelles espèces végétales, comme le buddleia davidii, dans les ruines des villes allemandes bombardées. L’ouvrage présente les tableaux apocalyptiques de romans d’anticipation comme After London de Richard Jefferies (1885), A Crystal Age, de William Henry Hudson (1887), Nouvelles de nulle part de William Morris (1890), la Guerre des airs d’H. G. Wells (1898). De la même crise fin de siècle il convoque les figures de Nietzsche et de Freud. Plus près de nous l’auteur se ressource aux utopies d’Ernst Bloch et rend hommage au travail photographique de Camilo Vergara, l’un des seuls à avoir archivé par ses clichés la progression des ruines qui a dévasté le Bronx et Harlem au coeur des années 1970.

Mike Davis incarne le rêve américain et son revers: ancien ouvrier des abattoirs, ancien camionneur, il est devenu, après avoir découvert Marx, professeur d’université, suivant le parcours inverse (à l’européenne pourrait-on dire) de Sebald, passé de l’Alma mater à la vie d’écrivain. Il fait partie de ces self-made-writers passés par tous les petits boulots, devenus les contempteurs de l’Amérique: Charles Bukowski, John Fante, Joseph Heller, Raymond Carver, la liste est aussi longue que celle des jobs complaisamment égrenés en quatrième de couverture et dans les ouvertures d’articles élogieux.

Ses études proposent des analyses hybrides et novatrices, mêlant des considérations classiques sur le zoning, les politiques fiscales, la géopolitique, à un usage décomplexé de la fiction. On retrouve le plaisir romanesque que l’on ressentait déjà à la lecture de son City of Quartz (1997) dans lequel il mettait en scène le Los Angeles des écrivains (The Day of the Locust de Nathanael West) moins pour tirer l’analyse froide des représentations d’une ville (Mike Davis ne fait pas de géographie littéraire) que pour appuyer un discours moral, parfois moralisateur, sur les dérives urbaines. Ses travaux ont eu le mérite de donner une résonance médiatique à bon nombre de sujets longtemps cantonnés à quelques niches académiques -le phénomène des nimbies (« Not in my backyard! ») dans City of Quartz; les interactions insoupçonnées entre nature et ville et la dimension géomorphologique de nos ponctions dans le sous-sol terrestre dans Villes mortes. On ne regarde pas la ville tout à fait de la même manière après ses révélations.

Dead cities, p.73:

« Depuis la fin du XIXème siècle environ, la majeure partie de l’énergie à disposition de la race humaine a été investie dans la construction et l’entretien de l’habitat urbain. Objet premier du travail humain et animal depuis huit mille ans, l’agriculture est aujourd’hui secondaire comparée au drame (littéralement) « géologique » de l’urbanisation. Les géologues estiment que l’énergie fossile actuellement dévolue à l’aménagement de la surface terrestre pour les besoins d’une population humaine de citadins en pleine explosion est géomorphologiquement équivalente, du moins à court terme, aux formes premières de l’activité tectonique planétaire: la dérive des continents et l’érosion des reliefs. »

L’idée que l’on peut faire une « histoire naturelle » de la construction et de la destruction n’est pas très éloignée des préoccupations de Sebald. Le passage sur les villes bombardées rappelle les conférences de Zurich réunies en français sous le titre De la destruction comme éléments de l’histoire naturelle. La modernité occidentale, en tournant le dos (vers l’ouest donc…) à la nature et en refusant de considérer la destruction à l’œuvre, a fait de bien des parties du monde un enfer qui fait regretter le Paradis perdu. On lit une vision orientée et prophétique (apocalyptique: une révélation) de l’histoire, considérée comme un processus d’ignition inéluctable, même si, à la différence de Sebald (chez qui le marxisme est pour le moins discret, même s’il affleure à l’occasion de descriptions de Manchester par exemple), les responsabilités du désastre sont plus clairement attribuées aux élites politiques et économiques. L’attention portée au phénomène de combustion semble-t-il spontané fait penser à bien des passages des Anneaux de Saturne. Quant au sermon, on l’entend aussi dans Austerlitz.

Sebald, Austerlitz, p.64

«  J’étais déjà au lit et Elias, assis sur un tabouret près de la fenêtre, contempla encore très longtemps ce spectacle en silence. Je crois que c’est la vision de cette vallée soudain éclairée par l’éclat du feu puis plongeant de nouveau dans les ténèbres qui lui inspira le sermon du lendemain, sur le thème de la vengeance du Seigneur, de la guerre et de la dévastation des lieux habités par les hommes, un sermon dans lequel, comme le lui dit le marguillier au moment des adieux, il s’était surpassé. O combien. L’auditoire, pendant le sermon, avait été pétrifié d’effroi, mais pour ma part la violence dépeinte par Elias n’aurait pas à ce point marqué mon esprit si dans la petite ville au sortir de la vallée, où le soir même le prédicateur devait présider à la prière, une bombe n’était tombée en plein après-midi sur le bâtiment abritant le cinéma. Les ruines fumaient encore quand nous arrivâmes. Les gens formaient des grappes dans la rue, beaucoup, horrifiés, sous l’emprise de l’émotion masquaient encore leur bouche de la main? Les pompiers étaient arrivés, écrasant avec leur voiture le massif de fleurs, et sur la pelouse, en habits du dimanche, gisaient les corps de ceux qui, Elias n’avait pas eu besoin de me le dire pour que je le comprenne, avaient péché en enfreignant le commandement sacré du sabbat. Peu à peu s’élabora dans ma tête une sorte de mythologie inspirée des représailles de l’Ancien Testament, dont au demeurant la pièce maîtresse a toujours été l’engloutissement de la commune de Llanwddyn dans les eaux du lac de Vyrnwy. »

La prose de Davis ne parvient pourtant pas toujours à s’élever au dessus des décombres comme celle de Benjamin et de Sebald. Les essais se lisent sans déplaisir: sa plume imprécatrice et son talent de conteur (il faut lire le récit de la fondation de Los Angeles dans City of Quartz) lui ont assuré un succès peu commun dans le monde universitaire. Mais l’auteur a parfois la main lourde. Les descriptions n’échappent pas toujours à la grandiloquence et, c’est peut-être ce qui l’éloigne le plus de l’auteur des Anneaux de Saturne (quoique..), on a parfois le sentiment qu’elles trahissent le plaisir ambigu que le prêcheur peut ressentir, de sa chaire, à raconter l’apocalypse devant des fidèles médusés.

L’analyse elle-même prête à discussion. La perspective est géographiquement et historiquement large mais les études de cas étroites, les travaux sont souvent de seconde main et anciens (par exemple sur les articles des époux Wallace), le biais idéologique marxiste a ses vertus et ses faiblesses. Les réflexions sur le 11 septembre -une punition méritée et un ironique accomplissement des fantasmes organisés pendant des décennies par Hollywood au service des puissants- sont discutables et de peu d’intérêt scientifique. Le détour par les oeuvres d’anticipation offre des perspectives nouvelles et éclairantes, mais menace de tomber dans le ridicule quand les récits sont utilisés comme éléments de preuve et leurs auteurs comme des voyants, davantage que comme les témoins des angoisses d’une époque et d’un lieu.

La vision de cet universitaire progressiste ou « radical » (selon les étiquettes américaines) a finalement une dimension antimoderne (mais c’est toute la contre-culture américaine qui plonge une partie de ses racines dans les mythes originels de l’Amérique rurale des Pères fondateurs). Mike Davis est un puritain, qui pense que les villes américaines incarnent une faute originelle. On n’est pas étonné de trouver sous sa plume des auteurs  comme Ruskin qui, à la fin du 19ème siècle qualifiait la ville industrielle de « métropole toxique » et prédisait la disparition de la population anglaise dans un nuage empoisonné. On comprend ce qui l’attire dans After London de Jefferies où la nature sauvage (mais n’est-ce pas aussi l’Angleterre « verte », aristocratique?) triomphe de Londres la populeuse et toxique (p.90). La destruction des villes apparaît comme la juste punition et la revanche de la nature sur les dérives prométhéennes de la modernité, considérations dont on voit assez facilement ce qu’elles peuvent avoir – utilisées par d’autres, et à d’autres fins – de réactionnaires. Davis ne cache d’ailleurs pas les prolongements, bien éloignés de ses propres valeurs, auxquels a pu aboutir ce genre de déploration. Il rappelle ainsi l’existence des « utopies » éco-fascistes en vogue pendant la guerre au sein de certains cercles nazis. Leurs membres accueillaient avec un certain contentement les bombardements alliés et prévoyaient la disparition de la grande métropole « juive » au profit de villes-jardins bien aryennes.

Dead cities touche moins, on le voit, par la rigueur de sa démonstration que par l’originalité de son objet d’étude, l’outrance et la beauté un peu archaïques de sa prose, qui en font un étonnant recueil d’exempla à l’usage des laïcs du XXIème siècle.

Note:

Pour une critique plus approfondie et académique du travail de Davis, lire la recension qu’a faite Cynthia Ghorra-Gobin d’un autre de ses ouvrages: Paradis infernaux (écrit en collaboration avec Daniel B. Monk)

(Images: Photographies de Harlem et du Bronx par Camilio Vergara, Un puritain admonestant ses compagnons aux Etats-Unis, vers 1620, par Howard Pyle (1853 – 1911); John Ruskin, par John Millais, 1854)


Sunday 2 September 1666

2 septembre 2009

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Samuel Pepys, Journal, T2, p.498

 » (…) M’étant arrêté et ayant vu, en l’espace d’une heure, l’incendie faire rage de toutes parts et observé que personne ne tentait de l’éteindre, chacun ne se souciant que de sauver ses propres biens en abandonnant le reste aux flammes, j’observai en outre que l’incendie s’étendait maintenant jusqu’au Steelyard et qu’un vent très puissant propageait les flammes dans la ville, tout matériau s’avérant combustible après une aussi longue sécheresse, et jusqu’à la pierre des églises, comme ce fut le cas pour le malheureux clocher (à l’ombre duquel vivait la jolie Mrs **** qui était au nombre des ouailles de mon ancien condisciple Elborough) lequel s’enflamma par le haut et se consuma avant de s’effondrer. » (traduction Alain Morvan et François Piquet)

W.G. Sebald, Vertiges, p. 231-232

« A l’ouest, l’horizon s’éteignait. Les ombres du crépuscule envahissaient les champs et les halliers. Je feuilletai l’édition sur papier bible – Everyman’s Library 1913 – du Journal de Samuel Pepys que je venais d’acquérir l’après-midi. Je lus au hasard un passage par-ci, un passage par là, des milles cinq cents pages de ces relations intimes couvrant dix années, jusqu’à ce que le sommeil me gagne et que je me mette à déchiffrer les mêmes lignes sans pouvoir les comprendre… Puis j’ai traversé en songe une contrée montagneuse. (…) Des paroles résonnaient dans le vide, portées par un écho sur le point de s’éteindre – bribes d’un témoignage sur le grand incendie de Londres. Je le voyais prendre ampleur. Non point feu clair mais brasier mauvais, horrible et sanglant, chassé par le vent sur la ville. Pigeons morts par centaines, plumes roussies par les flammes, sur le noir pavé. » (traduction Patrick Charbonneau)

Un site fascinant nous donne chaque jour à lire l’entrée correspondante du Journal qu’a tenu Samuel Pepys entre 1660 et 1669. J’arrive un peu tard… Nous en sommes à l’année 1666, celle du Grand Incendie. Le 2 septembre le feu commençait à ravager la capitale, et Pepys, amateur éclairé de bonne chère et de belles femmes (à propos, le **** remplace pudiquement une certaine Mrs Horsley) autant qu’observateur attentif de sa ville, rédigeait l’entrée la plus longue (1800 mots, nous dit la préface de l’édition française) des plus de trois mille pages sténographiées qui constituaient le manuscrit d’origine. La catastrophe, aujourd’hui comme hier, stimule la plume de l’observateur (1).

The Diary of Samuel Pepys est aussi une immense encyclopédie (2) qui permet de retrouver l’allusion a tel fait, tel personnage, tel lieu dans cette somme foisonnante. Vous saurez tout sur tout du monde de Pepys : du « cock fighting » aux « taverns » adorées (115 répertoriées!), en passant par le comte de Sandwich, Lord Montagu, protecteur de Pepys (« My Lord »), dont la mort, au cours de la bataille de Sole Bay (1672) qui opposa la Royal Navy à la flotte hollandaise, est évoquée par Sebald dans un autre de ses récits :

Les Anneaux de Saturne, p.97-98:

« Près de la moitié de l’équipage fort d’un millier d’hommes périt sur le seul Royal James incendié par un bateau-feu. On n’a guère plus de précisions sur le naufrage de ce trois-mâts. Différents témoins oculaires affirment avoir vu gesticuler désespérément sur le pont arrière en flammes le comte de Sandwich, commandant de la flotte anglaise, aisément reconnaissable à son embonpoint puisqu’il pesait près de trois quintaux. Une chose est certaine, c’est que son cadavre balonné fut rejeté quelques semaines plus tard sur le rivage, non lon de Harwich. Les coutures de son uniforme avaient craqué, les boutonnières étaient déchirées mais l’ordre de la Jarretière brillait encore de tout son éclat. » (traduction de Bernard Kreiss)

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La mise en page est sobre et efficace. La température du jour est indiquée et les discussions animées par les érudits les plus sérieux. L’ensemble du projet a Phyl Giford pour maître d’oeuvre.

C’est précis, carré, complètement inutile et pourtant essentiel.

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Sebald, l’Archéologue de la mémoire, p.96-97:

« Le jour même où je finissais de rédiger ces pages, j’ai trouvé dans le journal que je lisais, je crois que c’était le Times, tous les renseignements dont j’avais besoin. Vous savez, la liste des événements qui s’étaient produits un certain jour, il y a de cela trente ans ou deux cent vingt ans. Et tous s’inséraient parfaitement dans le texte, comme si, en écrivant, j’avais cherché à atteindre ce point précis. (…) » (entretien avec Joseph Cuomo, dans ce recueil édité par Lynne Sharon Schwartz, traduit par Patrick Charbonneau et Delphine Chartier)

Notes:

(1) Un essai dense, appuyé sur des études de cas (dont un sur les récits de la peste), a paru sur ce genre en soi et ce que l’historien peut en faire: Christian Jouaud, Dinah Ribard, Nicolas Shapira, Histoire, littérature, témoigage. Écrire les malheurs du temps, Folio Histoire

(2) L’édition française, en deux volumes chez Bouquins, est elle aussi d’une exceptionnelle qualité : une préface en forme de véritable essai, des tableaux chronologiques, un index plus que fourni, des notes nombreuses mais discrètes et précises.

Images: Dans l’ordre: D’après Philippe de Loutherbourg, Le Grand Incendie de Londres. Bataille de Sole Bay (1672) peinte par Van de Velde (à gauche) et par Storck.


Géographie littéraire (1): l’atlas du roman de Franco Moretti

19 août 2009

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Franco Moretti, Atlas du roman européen (1800-1900), p.113

« Un Paris orienté par le désir et agrégé par la rêverie (jusqu’à ce que le héros « arrive », alors la tension disparaît: figure 46d). Des espaces différents produisent des histoires différentes, disais-je à la fin du chapitre précédent; complétons maintenant cette thèse: sans un certain type d’espace, un certain type d’histoire devient tout bonnement impossible. Sans le Quartier latin et la tension qui existe entre ce quartier et la ville de Paris, nous n’aurions par le miracle du roman de formation français, ni cette idée de la jeunesse – affamée, rêveuse, ambitieuse – qu’il a inventée pour la culture moderne. Je pense aux traditions rivales, en Allemagne, en Angleterre, en Russie; certes, ce sont trois grandes littératures, mais aucune ne possède un équivalent symbolique de la rive gauche – ainsi, aucune n’arrive à égaler l’intensité de Paris. Je pense surtout au Londres de David Copperfield, ou de Pip, ou de Pendennis: tous ces personnages se retrouvent aussitôt emprisonnés dans l’univers plombé des Inns of Court et la ville ne devient jamais pour eux un lieu de désir. »

On trouve cette carte (figure?) au cœur du chapitre II « Récit de deux villes ». L’auteur, italien, professeur à New-York, y montre comment l’urbanisation, au moment où elle bouleverse le territoire des grandes nations industrielles (Angleterre et France notamment), modèle aussi leurs romans. Comment Balzac fait de l’espace parisien un des moteurs de son écriture, en se nourrissant de la ségrégation urbaine, des frontières entre quartiers, pour instaurer une tension narrative.  Comment les trajectoires romanesques prennent la forme de trajectoires géographiques: du Quartier latin, celui de la formation, matrice fondamentale que l’on retrouve chez Flaubert, au monde désiré, l’ouest  du Faubourg Saint-Germain, le nord-ouest des journaux et des banques. Comment la Seine, obstacle et ligne tendue, guide le regard vers cet espace rêvé. Du début (carte 46a, ci-dessous) à la fin, les personnages et l’intrigue transitent entre deux pôles, deux champs de force.

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Supériorité romanesque de Paris sur Londres? C’est ce que Moretti suggère ensuite en confrontant les univers de Balzac avec ceux de Dickens ou de Conan Doyle. Discutable, mais à la limite peu importe. L’essentiel est ailleurs.

De même que la géohistoire (1) n’a pas pour simple but de localiser les faits passés, mais étudie le rôle de l’espace (centre/périphérie, marges, distances…) dans les processus historiques, et en retour la manière dont les processus historiques s’inscrivent dans une dimension spatiale particulière (l’émergence lente de la catégorie de Monde par exemple, ou encore le caractère occidental du Moyen Age); de même la géographie littéraire selon Moretti ne cherche pas seulement à localiser intrigues, décors et personnages, mais à réfléchir aux relations entre histoire (ici la formation de l’Etat-nation), géographie (urbanisation) et production littéraire (triomphe du roman) à un moment et en un lieu donnés. De quelle manière la littérature symbolise, formalise ces configurations spatiales particulières, comment l’écrivain les utilise comme ressources narratives.
En géohistoire comme dans l’analyse littéraire que mène Moretti,  l’espace n’est pas un cadre neutre mais un acteur décisif. La carte est un point de départ et non l’aboutissement de la réflexion.

C’est donc appuyé sur des cartes que le chapitre I montre que le roman est certes la forme bourgeoise, mais aussi la forme nationale par excellence.  Les indices sont puisés çà et là:

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Chez Jane Austen, où les logiques matrimoniales et sentimentales montrent que l’attachement est possible malgré l’éloignement – avant, c’était l’amour ici ou la solitude de l’ailleurs. L’Angleterre devient un home-land plus vaste que le village d’où l’on vient. La distance reste un obstacle, mais un obstacle franchissable, mesurable. Ce n’est plus une frontière binaire, une catégorie absolue.

Chez Walter Scott, où la frontière devient un acteur à part entière de la narration. Le « taux de figures » (p.52) y augmente, manière de repérer la croissance des formes de l’étrangeté à mesure qu’on s’approche des marges du territoire nationale.

Dans l’Espagne du 17ème siècle, où le roman picaresque se déroule le long la grand route, qui associe la continuité de son tracé aux possibilités de rupture introduites par les bifurcations, les haltes, l’alternance des jours et des nuits. Profondément terrien et intérieur, il apparait, remarque Moretti, à un moment où l’Espagne renonce au grand large pour construire son Etat-nation.

Forme d’équilibre « entre le monde un peu trop froid de la connaissance moderne et la topographie enchantée du conte » (p.84), genre de la complexité (du « tiers » dit Moretti), le roman reflète le compromis territorial réalisé par l’Etat-nation entre la grande et la petite échelle: entre le village et l’empire.

Circulating libraries

Le dernier moment de l’Atlas « le marché du roman vers 1850 » (chapitre III) se présente comme une « histoire sérielle de la littérature ». Il est plus classique et se rapproche des travaux d’historiens du livre comme Roger Chartier ou Henri-Jean Martin. On s’éloigne de la lettre pour considérer de loin (de haut) l’évolution des genres, la circulation des textes (ainsi notamment de l’étude des circulating libraries qui montre comment s’impose progressivement un « canon » romanesque). L’approche devient géopolitique, comme celle de Pascale Casanova (2): des centres (Paris et Londres) dominent des périphéries plus ou moins intégrées (reste de l’Europe, monde colonisé), et imposent leur genre national, le roman, comme modèle littéraire.

Il s’agit moins, on le voit, d’un véritable atlas que d’un essai programmatique: pas de cartographie systématique mais des pointages partiels,  des repérages circonscrits, qui prennent une valeur exemplaire. Moretti ouvre un chantier qu’on peut rêver voir repris (pour le 20ème siècle par exemple) (3), si l’on accepte, bien sûr, de voir la littérature mise en « graphes, cartes et arbres » (4). Sur cette question la position de Pierre Bourdieu m’a toujours paru très convaincante:

Dans son avant propos aux Règles de l’art:

« L’amour de l’art, comme l’amour, même et surtout le plus fou, se sent fondé dans son objet. C’est pour se convaincre d’avoir raison (ou des raisons) d’aimer qu’il a si souvent recours au commentaire, cette sorte de discours apologétique que le croyant s’adresse à lui-même et qui, s’il a au moins pour effet de redoubler sa croyance, peut aussi éveiller et appeler les autres à la croyance. C’est pourquoi l’analyse scientifique, lorsqu’elle est capable de porter au jour ce qui rend l’œuvre d’art nécessaire, c’est à dire la formule informatrice, le principe générateur, la raison d’être, fournit à l’expérience artistique, et au plaisir qui l’accompagne, sa meilleure justification, son plus riche aliment ».

Notes:

(1) Les travaux de Christian Grataloup en particulier

(2) Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Seuil, 1999.

(3) Moretti est bien engagé sur ce chemin puisqu’il a encore fait paraitre en 2007 deux gros volumes que je n’ai pu consulter encore: The Novel: Forms and Themes et The Novel: History, Geography, Culture. Mais aussi, en 1995, un Opere Mondo (traduit en anglais sous le titre: Modern Epic. The World-System from Goethe to Garcia Marquez).

(4) Le même Moretti a publié sous ce titre un autre essai, plus théorique, paru en français aux éditions les Prairies ordinaires.


Lectures urbaines de Jacques Roubaud

17 juin 2009

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Le Grand Incendie de Londres, p.133-134

« J’aime les itinéraires familiers, les parcours accomplis une infinité de fois, vers des points invariables, les bibliothèques par exemple, les endroits où habite celle que j’aime et avec laquelle je ne vis pas. La familiarité réduit le temps, permet la contemplation oisive et rêveuse de ce qui se passe, comme la contemplation intérieure (je travaille beaucoup ainsi); la durée s’allège, la fatigue (plus menaçante pour moi quand j’avance en années) s’éloigne, du plaisir de la reconnaissance, moins épuisant si moins exaltant que celui de la surprise, que peut donner un chemin inconnu.
Quand je pars sans but, comme cela, pour marcher, je ne vais pas, je ne vais presque jamais, au hasard. Le hasard dans la marche m’est peu attirant, comme il ne l’était guère en littérature pour mon maître Raymond Queneau. (…)
C’est pourquoi j’ai un goût très vif pour les parcours obligés, où l’itinéraire, non prévisible à l’avance au sens où je ne le connaîtrais, est néanmoins nécessaire, dès lors que la ou les règles qui guideront mes pas auront été par moi choisies. Ces règles peuvent être très contraignantes, absurdes, bizarres; pour m’en tenir ici à la ville, je peux décider de n’avancer qu’en empruntant des rues à nom de lieu, par exemple (c’est particulièrement facile dans le quartier de Saint-Lazare, le mien autrefois, où elles abondent), ce qui m’amène parfois à des culs-de-sac (en ce sens) d’où je ne peux me sortir que par un coup de force, un ‘clinamen’. »

Jacques Roubaud dit détester Paris, ses voitures, son bruit, son froid, depuis son arrivée, en provenance du Midi, au cours de l’hiver glacial de 1944. Sa préférence va à Londres, qu’il aime pour ainsi dire platoniquement, au sens où il n’y a jamais habité, et préfère ne jamais le faire par peur de briser le charme. Pour apprivoiser la capitale française, Roubaud marche donc, beaucoup. Il pratique l’itinéraire comme la littérature, sous contraintes.

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Le dimanche 7 juin, au Pavillon de l’Arsenal, il a une heure durant alterné lectures et commentaires de son œuvre,  dans le cadre de la manifestation Paris en toutes lettres, qui m’avait déjà permis d’assister, la veille, au dialogue entre Patrick Deville et Jean Rolin. Roubaud n’a pas lu le passage qui précède mais en a, sans le citer, repris l’essentiel. Les oeuvres choisies, en partie tirées de  La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le coeur des humains, n’étaient d’ailleurs pas mes préférées de l’écrivain, dont j’aime la forme plus ouvertement autobiographique et plus méditative (série du Grand Incendie, Quelque chose noir), dans laquelle le jeu oulipien est toujours présent, et toujours créateur, mais le ludique comme tenu à distance par la gravité du propos.

N’empêche, la séance lui a permis de dire de bien belles choses des rapports de la ville et de la littérature. L’urbain, Paris en particulier, n’est pas qu’un espace à maîtriser, ni uniquement un sujet à saisir, c’est surtout un moteur, une matrice, qui met en branle tout le processus de création. Roubaud compose mentalement, en marchant, et ne couche ses poèmes sur le papier qu’ensuite, revenu chez lui. La lecture des autres l’invite à parcourir les rues, et la déambulation pousse, en retour, à l’écriture ou la réécriture. En 2001 à l’occasion d’une journée d’hommage à Perec organisée par l’Oulipo et d’une nouvelle tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Roubaud a rappellé comment il avait  avait choisi la rue Perec, pour rédiger in situ et en public un poème d’hommage au cher disparu. A l’écoute des extraits lus par l’auteur, La Forme d’une ville est apparu comme une grande citation de Courir les rues de Queneau.

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Ainsi le début de Rue Volta, reprise du poème du « maître »

« Plus de « petite échoppe ancienne »
au 5 de la rue Volta
survivance « électricienne »
que le progrès englouta »

Inventaire après décès du monde de Queneau. La ville, la grande ville devient le témoin privilégié du passage du temps, précisément parce qu’elle change sans cesse. Le jeu littéraire sur l’accumulation, la citation, se fait mélancolique quand il dresse la liste de ce qui n’est plus.
Pourtant, jamais je n’ai retrouvé dans les poèmes de la Forme d’une ville la beauté poignante de l’ouverture du Grand Incendie.

« 1. Ce matin du 11 juin 1985
Ce matin du 11 juin 1985 (il est cinq heures), pendant que j’écris sur le peu de place laissé libre par les papiers à la surface de mon bureau, j’entends passer, dans la rue des Francs-Bourgeois, deux étages plus bas à ma gauche, une voiture de livraison qui s’arrête devant l’ex-Nicolas, sans doute, à côté de la boucherie Arnoult.
Le moteur tourne, et , tandis que j’écoute le bruit des voix et des caisses, vient de s’éloigner invisiblement le moment intense d’angoisse et d’hésitation à commencer à écrire ceci, en lignes qui seront noires et serrées, aux lettres minuscules, sans ratures, sans repentirs, sans réflexion, sans imagination, sans impatience, sans promesses sinon de leur existence assurée ligne après ligne sur la page de cahier où je les écris. » Le Grand Incendie,
p. 13

Ni le bonheur de ces irrésistibles « trajectoires » en quête de livres:

« Du Crescent Hotel à la British Library, de la British Library chez Dillon’s, ou Foyle’s à Hatchard’s (qui est sur Picadilly), Londres présente ainsi des trajectoires quasi obligées, des parcours que je pourrais presque faire les yeux fermés, que j’ai fait d’innombrables fois, sans réfléchir. C’est une sorte de « noyau dur » de la ville qui s’établit, autour des endroits à livres.
Il en est d’ailleurs un peu de même à Paris, entre les bibliothèques (BN, Arsenal, Sorbonne, Mazarine) et les librairies fournisseuses de livres anglais (entre deux « pôles » à livres: le « triangle » des Tuileries, « Bermudes » des grandes librairies traditionnelles anglo-saxonnes: Brentano’s, Galignani, Smith and Sons; le « quadrilatère » du Luxembourg: Shakespeare and Co, Attica (Rue des Ecoles), Gibert, le Nouveau Quartier Latin, en haut du boulevard Saint-Michel. (Je les dispose, constellations d’un ciel de lectures, autour de deux jardins, puisque c’est là, bien souvent, que je fais le point de mes achats)).
Toute ville pour moi est, d’abord, livres, et lectures. Je ne marche,
Homo lisens, comme j’ai dit, je ne prends les métros, les trains, les autobus pour ainsi dire jamais sans un livre, des livres: ils m’accompagnent, dans mes poches, dans des sacs plastiques  de librairies ou d’éditeurs. Londres offre aussi, au hasard des rues, d’innombrables petites librairies, des « antiquarian bookshops », sans compter les « book fairs », les « foires à livres » qui fleurissent parfois dans les halls d’hôtels, les marchés, les jardins de presbytères. Je m’y arrête toujours, même quand je n’y achète rien. Tout pratiquant des villes a sa topographie personnelle, orientée autour des architectures, des musées, des vêtements, des nourritures. La mienne est livres. » Le Grand Incendie de Londres, p.240-241

On en trouve un écho sombre dans les pérégrinations rituelles de Pierre Bergounioux et de son frère Gabriel. Son « book day » du 21 mai 1983:

«  Nous exécutons un plan tracé à l’avance. Après une assez belle moisson, rue de l’Odéon, chou blanc rues Saint-Sulpice et Bonaparte. Un orage nous contraint de chercher refuge dans un café. Ensuite, nous parcourons les rues Dauphine, Mazarine, de Seine. Je ne vois rien, aux vitrines des galeries, qui me plaise. La poignée du cartable me scie la main. C’est par un acte exprès de la volonté que je parviens à mettre un pied devant l’autre. Nous passons devant l’Ecole pratique des hautes études, rue de Tournon. C’est là, il y a treize ans, que j’avais rencontré Roland Barthes. Il est mort depuis trois ans. L’abîme nous talonne. Paris m’oppresse toujours. Trop de mouvement, de bruit, d’événements.
Nous nous séparons place de l’Odéon après avoir parlé encore un peu, mais avec angoisse, dans cette espèce de distraction qui nous vient d’être au coeur de Paris, loin de la petite patrie, de nos enfances, de nous-mêmes. »
Carnet de notes 1980-1990, p.207