Retours au pays natal

20 octobre 2010

Aharon Appelfeld, Le temps des prodiges, p.22

– Que faites-vous donc ? demanda Brum.

– Rien, je me promène.

– Cela ne vous ennuie pas ?

– Non, certains endroits me rappellent des souvenirs.

p.154

On claqua le portail sur nous, nous étions prisonniers du temple où nous n’avions jamais mis les pieds.

En 1965 Bruno A. revient dans la petite ville autrichienne où, à la fin des années trente, une ombre, comme une nuée de corbeaux, a commencé de gagner son territoire – la demeure familiale au bout de l’avenue des Habsbourg, la maison de vacances près de Baden, le train express qui chaque été ramenait les A. de l’une à l’autre – puis les visages familiers – la tante Theresa, son père « l’écrivain A. »

Il s’enfermait dans sa chambre, travaillait jour et nuit et partait ainsi en guerre contre les mauvais esprits qui ne cessaient de frapper à notre porte depuis l’été

– avant de les engloutir, sa mère et lui, et avec eux tous les juifs autrichiens de la petite ville autrichienne. Un soir on les amena derrière les grilles de la synagogue, on les referma sur eux, et le lendemain on les déporta.

Les longs voyages en train, dans les vapeurs d’alcool et les bouffées de haine, les arrêts involontaires dans les petites gares hors du temps,

les intérieurs empesés et fragiles de la bourgeoisie éclairée (aveugle) d’Europe centrale,

« la pluie fine » qui « découpait l’avenue en tranche humides ».

Ces images me rappellent d’autres retours au pays natal.

Le début du Regard d’Ulysse : l’arrivée en Grèce d’un autre A., le cinéastes exilé, sur la place d’une autre petite ville. Le cinéma a été fermé sous la pression des « intégristes » et son film est projeté sur le marché. Accompagné de deux hommes il marche sous la pluie, pendant que la foule de ses admirateurs fait face à la foule de ses ennemis. Dans le Temps des prodiges, au premier soir de son retour, Bruno erre comme lui dans les rues de son passé. Le cinéma est déserté pour d’autres raisons et la séance n’a pas lieu.

Je pense aussi à un voyage en train d’Allemagne en Ukraine, le retour aux sources de Svetlana Geier, la traductrice allemande de Dostoïevski. Un documentaire vient de sortir, qui suit son travail méticuleux sur les textes, ses pas mal assurés sur la neige et le verglas, au pied de son immeuble d’enfance à Kiev, sa recherche de la datcha familiale à jamais perdue dans les forêts.

Elle a toujours en tête le bruit des rafales tirées à Babi Yar.

Elle dit « cela n’est jamais devenu du passé ».

Je me contenterai de ces rapprochements. De la prose magique d’Appelfeld, j’aurais bien du mal en effet à révéler les tours subtils et puissants qui font entrer dans un mauvais rêve avec les moyens les moins spectaculaires qui soient, les phrases les plus innocentes.

Je me souviens de la claire lumière du soir qui reposait, comme du métal en fusion, sur les doubles fenêtres. Le poêle était rempli de braises; mais je me rappelle encore mieux ce paquet d’ombres qu’apporta une jeune femme et qu’elle posa à terre avec le soin que l’on a pour de longs objets délicats; elle portait aussi un panier d’osier avec un bébé dedans.

Soudain, la pluie tomba à verse. Un des ennemis de mon père se mit à publier des articles dénigrant son œuvre.

Déjà, pendant les dernières grandes vacances, dans la maison de campagne de tante Gusta, une évidence s’imposait : la lumière et les arbres n’étaient plus les nôtres.

J’y vois des reflets de celle de Walser, dont J. M. Coetzee avait dans un article relevé les traits les plus saillants : « its lucid syntatic layout, its casual juxtapositions of the elevated with the banal, and its eerly convincing logic of paradox ».

Ainsi ce passage du Temps des prodiges, à l’enterrement de la tante Theresa

La paix régnait sur ses yeux clos. Ma mère s’approcha du cercueil, la tête un peu penchée, comme on regarde un bébé dans un berceau.

On (et Appelfeld lui-même) a aussi associé sa manière d’écrire à celle de Kafka. C’est vrai bien sûr, mais un Kafka « d’après », ou, plus précisément, « des années après », comme l’annonce le titre de la deuxième partie, « quand tout fut accompli».

Photogrammes tirés du Regard d’Ulysse, de Théo Angelopoulos (1995) et de La femme au cinq éléphants de Vadim Jendreyko (2010)

Accélération (3): contre la montre

16 octobre 2010

W. G. Sebald, Austerlitz, p.19

De la position centrale occupée par l’horloge on pouvait, dit Austerlitz, surveiller les mouvements de tous les voyageurs, et à l’inverse les voyageurs devaient lever les yeux vers l’horloge et se voyaient contraints pour tous leurs faits et gestes de se plier à sa volonté.

Hartmut Rosa, Accélération, p.45

On peut donc postuler sans risque que la date de naissance de la modernité fut celle où se produisit l’émancipation du temps vis-à-vis de l’espace, qui est à l’origine du processus d’accélération. Par l’invention de l’horloge mécanique et plus tard du temps conventionnel, le temps s’émancipe du lieu – on peut désormais l’indiquer indépendamment d’un lieu défini.

W. G. Sebald, Austerlitz, p.15-16

… une impressionnante horloge au cadran jadis doré, noirci à présent par la fumée de tabac et la suie du chemin de fer, sur lequel se déplaçait une aiguille d’environ six pieds. Pendant les pauses de notre discussion, nous prenions l’un et l’autre la mesure du temps infini que mettait à s’écouler une seule minute, et nous étions chaque fois effrayés, bien que ce ne fût pas une surprise, par la saccade de cette aiguille pareille au glaive de la justice qui arrachait à l’avenir la soixantième partie d’une heure puis tremblait encore une fraction de seconde, lourde d’une menace qui nous glaçait presque les sangs.

Il est bientôt minuit mais ce n’est que l’aube du récit. Au buffet presque vide de la gare d’Anvers, Jacques Austerlitz peint un tableau des temps modernes dont le lecteur et le narrateur peinent encore à voir s’il s’agit d’une ode au progrès ou de sa condamnation sans appel.  L’horloge, déesse supérieure du panthéon exposé à l’intérieur de la salle des pas perdus, apparaît grandiose et monstrueuse. Elle dit la nouvelle norme, elle condamne, elle récompense.

L’admiration mêlée de crainte qu’on lit dans ce passage rappelle les analyses de Karl Marx et, un siècle plus tard, d’Edward Palmer Thompson. Tous deux considéraient l’horloge à la fois comme une innovation fantastique et comme l’outil d’aliénation le plus efficace du capitalisme industriel. C’est elle en effet qui a vidé progressivement le temps de ses qualités naturelles et culturelles (nuits et jours, saisons, fêtes…), qui lui a enlevé de son épaisseur, de sa rugosité, et imposé l’heure abstraite, délocalisable, rentable, la formule pleine de promesses et de menaces: Time is money.

Dans son célèbre article de 1967, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, Thompson souligne l’ambiguïté des rapports qu’ont entretenu patrons et ouvriers, dès les premières ébauches d’industrialisation, avec ces objets et ces temps nouveaux.

A la suite de ses travaux sur le luddisme et de son grand œuvre, La Formation de la classe ouvrière anglaise, il donne de multiples exemples de résistances à la nouvelle discipline horaire (de la Saint-Lundi à la grève du zèle), expressions de l’économie morale qu’une bonne partie du peuple opposait alors à l’économie politique, de plus en plus en faveur, quant à elle, auprès des élites de l’île de Grande-Bretagne. Spectateur engagé de cet affrontement, Thompson ne cache pas ses sympathies. Lui-même n’était d’ailleurs pas loin de considérer le temps des horloges capitalistes comme véritablement contre-nature et certaines de ses lignes, portées par une fougue peu historienne, laissent deviner la nostalgie et l’espoir

d’une Arcadie,

d’un Age d’or

E.P Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, p.52

Lorsque les hommes avaient le contrôle de leur vie professionnelle, leur temps de travail oscillait donc entre d’intenses périodes de labeur et d’oisiveté. (Organisation que l’on retrouve au demeurant aujourd’hui chez les travailleurs indépendants – artistes, écrivains, petits fermiers, et sans doute aussi chez les étudiants -, ce qui porterait à se demander si ce n’est pas là le rythme de travail « naturel » pour l’homme.)

Dans le même article, il montre cependant que les choses ne furent pas toujours si simples ni l’avant-garde si combative.

p.49

(à la fin du dix-neuvième siècle) c’était la double chaîne de montre en or qui symbolisait la réussite du dirigeant syndical travailliste-libéral et, en récompense de cinquante années de servitude disciplinée dans le travail, l’employeur éclairé offrait à son employé une montre en or gravé à ses initiales.

Le constat est amer. La victoire de l’horloge fut semble-t-il totale, à peine tempérée (en réalité sanctionnée) par le changement de stratégie syndicale, quand « les ouvriers commencèrent à lutter non contre le temps, mais à propos du temps », ou par d’improbables et ponctuels renversements d’alliance, quand la montre a pu devenir l’alliée objective des travailleurs, tandis que le temps « naturel » servait les intérêts du patron.

p.71

Un témoin qui travaillait « à la filature de M. Braid » déclare ainsi :

« En été, nous travaillions aussi longtemps que le jour nous permettait d’y voir, et je serais bien incapable de dire à quelle heure nous arrêtions. Mis à part le patron et son fils, personne n’avait de montre, et nous ne savions pas quelle heure il était. Il y avait un homme qui avait une montre… Elle lui fut confisquée et resta sous la garde du patron, parce qu’il avait dit l’heure à ses collègues. »

A lire Accélération, on s’aperçoit que la politique de cette petite entreprise du siècle des Lumières anticipait en fait notre présent et notre futur. Aux yeux du capitalisme « avancé » (plutôt qu’éclairé), c’est aujourd’hui l’horloge qui ralentit le mouvement.

Accélération, p.209

Il est ainsi de plus en plus fréquent que le travail ne prenne pas fin lorsque l’horloge affiche cinq heures, ou que le calendrier signale le début du week-end, mais lorsque la tâche fixée est accomplie – ce qui signifie, en général, qu’on a tenu le délai imparti, ou que l’on a réalisé le « projet ». C’est ainsi que l’on voit aujourd’hui des entreprises – y compris des entreprises de production traditionnelles – se débarrasser de leurs horloges et de leurs pointeuses, voire renoncer aux contrôles de présence, ce qui constitue une révolution inconcevable aux yeux de la sociologie d’inspiration marxiste.

Sa disparition ne saurait donc réjouir les contempteurs de la pointeuse : il s’agit bien d’une fausse victoire, et tardive, de l’homme sur la mécanique glacée. Et ce serait une plus grave erreur encore de croire, comme parait y incliner Thompson, à un retour du bon vieux système « orienté par la tâche », dont les horaires se plieraient « naturellement » au rythme de la communauté et aux exigences du travail bien fait. Si « tâche » il y a toujours, elle s’effectue à présent dans un temps sans qualité, mais quantifiable, et tout entier mobilisable.  Là où le travailleur pré-industriel disposait dans son environnement immédiat de toute une série de digues encadrant son labeur quotidien, le salarié contemporain ne trouve qu’incitations à (et outils pour) déborder. Le capitalisme, passé de l’industriel au tertiaire, est bien en train de gagner sur les deux tableaux.

Où l’on découvre, un brin gêné, que, comme beaucoup d’institutions modernes qu’on s’est plu à détester, l’horloge nous protégeait peut-être de l’accélération. En surveillant l’assiduité des uns, elle réfrénait les appétits des autres, et offrait un terrain d’affrontement stable, aux règles claires.

Un espace de liberté à conquérir hors du travail.

Certains artistes ont moins de scrupules et plus d’ambition que les sociologues plus ou moins marxistes dont parle Hartmut Rosa. Refusant avec le même dédain superbe la peste de la modernité classique et le choléra de la modernité avancée, ils préfèrent tout bonnement échapper au temps, rester à quai.

La tentation d’une uchronie au sens propre – le désir d’un non-temps, d’une sortie du temps – est vieille comme l’art, et c’est un motif récurrent chez  Sebald, dont on trouve des déclinaisons particulièrement frappantes dans certains passages d’Austerlitz.

Par exemple: quelques dizaines de pages et d’années après la discussion d’Anvers, où déjà les aiguilles de l’horloge, « lourdes de menaces » rappelaient les ciseaux de la Parque, les deux personnages se retrouvent à Greenwich, au lieu précis où le processus d’uniformisation des temps du monde s’est clos, en 1884. Là, au dernier étage de l’observatoire royal, après avoir longuement contemplé les « instruments de mesures et d’observation artistement ouvragés »,  puis s’être livré à l’éloge de la pièce octogonale « idéale selon ses critères » où ils devisent tranquillement (seulement troublés un instant par un Japonais véloce échappé de son groupe), Jacques se livre soudain à une diatribe d’une vigueur surprenante où la lucidité le dispute à l’aveuglement, et dans laquelle il réduit à néant notre obsession de la maîtrise du temps, notre  vaine prétention à sa mesure, tout en désignant au loin l’horizon d’une impossible révolte.

Austerlitz, p.122

Le temps, dit-il dans le cabinet aux étoiles de Greenwich, le temps était de toutes nos inventions de loin la plus artificielle et, lié aux étoiles tournant autour de leur axe, il n’était pas moins arbitraire que s’il eût été calculé à partir des cernes de croissance des arbres ou de la durée que met un calcaire à se désagréger ;

p.124

De fait, dit Austerlitz, je n’ai jamais possédé d’heure, ni de régulateur ni de réveil, ni de gousset, ni encore moins de montre-bracelet. Avoir l’heure m’a toujours paru quelque chose de ridicule, de fondamentalement mensonger, peut-être parce qu’une nécessité interne que je n’ai jamais réussi à comprendre m’a toujours fait regimber contre le pouvoir du temps et me tenir à l’écart de ce qu’on a coutume d’appeler l’actualité.

Dans un tout autre genre, mais exactement à la même page cent vingt-quatre (!), j’ai lu récemment une dé-monstration (si j’ose dire) de même nature, chez Jean Echenoz.

Quoiqu’en délicatesse avec les horloges depuis sa naissance, dont l’heure fut aussi douteuse que celle de la conception de Tristram Shandy, son orgueilleux Gregor (a.k.a Nicolas Tesla, qui fut soit dit en passant l’inventeur malheureux de la plupart des outils de l’accélération) leur maintient néanmoins sa confiance au milieu de toutes ses déconvenues, faisant même de sa montre un usage de plus en plus compulsif à mesure que la pente de son déclin raidit.  Fidélité touchante mais de pure perte, qui ne l’empêche pas – on s’en doutait un peu – de vieillir, et de se heurter à peu près aux mêmes conclusions qu’Austerlitz :

Des éclairs, p.124

Avec tout ça, qui est allé vite comme toute sa vie, Gregor va sur ses cinquante-cinq ans. On ne se rend jamais vraiment compte à quel point c’est rapide alors que les journées trainent en longueur et que les après-midi sont interminables. On se retrouve doté d’un certain âge sans avoir bien compris comment, même si comme Gregor on consulte sa montre tout le temps, même si celle-là ne donne qu’une idée imparfaite, tendancieuse et pour tout dire fausse de celui-ci.

Qu’en faire ? la jeter au rebut, la gager au prêteur, la laisser tourner bêtement ?

L’arrêter sans remord, briser sa mécanique.

Tiphaine Samoyault a consacré un livre entier (1) à cette dernière solution, dont les variations sont exposées au fil d’un plan métaphorique de soixante courtes séquences regroupées dans quatre parties construites comme autant de « quarts d’heure ». D’où il ressort que si l’image de la montre cassée revient avec une telle régularité, depuis le dix-huitième siècle, dans tant de romans, de poèmes, tant de tableaux, de films, ou d’installations diverses, c’est sans doute que les artistes modernes, un peu à la manière des enfants, ont fini par se demander ce qu’un tel écrin recelait: l’instant exact auquel nous sommes parvenus ou la perspective de notre fin prochaine?

J’ai trouvé une réponse à la question dans un coin de ce jardin foisonnant, nichée dans une citation de citation, parmi les dizaines d’extraits disponibles, eux-mêmes puisés dans la bonne centaine d’œuvres rassemblées par T. Samoyault.

C’est un vers sans appel, sec comme comme un coup de faux

Dans les montres se cache la mort

du poète italien Giuseppe Gioacchino Belli (1791-1863).

Note:
(1) La montre cassée, Verdier, 2004
Images:
Affiches syndicales française, anglaises, australienne, russe, datant de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle et du début du vingtième. Le mouvement pour la réduction de la journée de travail à 8 heures a été lancé vers 1850 et a aboutit à leur généralisation en Europe et aux Etats-Unis après la Première Guerre mondiale; l’An 01, film de Gébé, Jacques Doillon, Jean Rouch, Alain Resnais, 1973.

Le vendredi 28 mars 1941

15 octobre 2010

Dans la guerre (18)

Léon Werth, Bourg-en-Bresse

M. Matsuoka chez M. Hitler… Coup d’Etat en Yougoslavie… Keren a capitulé… Et en France ? En France, « le buste du maréchal remplacera celui de Marianne dans les mairies, les écoles, les tribunaux ».

Jean Guéhenno, Paris


Dans ce grand silence de l’Europe, quelque chose d’extraordinaire s’est passé hier soir. Dans la prison a retenti un cri d’espoir, tout de suite étouffé, mais tout le monde l’a entendu. Les gens dans la rue n’osaient pas se regarder, craignaient qu’on vît leur joie. Mais chacun murmurait à ceux dont il était sûr, les amis se téléphonaient à travers Paris : « Vous savez la nouvelle !… »
La nouvelle, c’est que deux jours après la signature par la Yougoslavie du pacte tripartite, une révolution populaire bannit les hommes d’Etat qui l’ont signé, chasse le régent, proclame un nouveau gouvernement. Et sans doute il faut attendre pour juger exactement l’événement. Mais, à tort ou à raison, tous les prisonniers d’Europe hier soir ont espéré. Il semblait que ce jeune roi de dix-sept ans qu’un peuple pousse au-devant de lui avait rompu le cercle de la peur. Est-ce le commencement ?
J’ai pris la radio serbe à sept heures. Elle diffusait une manifestation qui avait lieu à Belgrade. Comme je regrettais de ne pas comprendre. Mais j’entendais l’histoire se faire. C’était une sorte de délire, des chants mêlés à des cris : Pe-tar-Dru-gy… J’ai discerné quelques mots encore, Hitler, Albania, et parfois, dans les accalmies, le bruit ridicule de trompes d’automobiles dans les rues embouteillées. Cela a duré deux heures.
Ce matin les journaux sont aussi vides que d’ordinaire, et nous recommençons d’attendre.

Paul Claudel, Lyon

Voyage à Lyon. Conférence à la Salle Molière sur Fr. Jammes avec un grand succès bien qu’enroué. Déjeuné avec Massigli et Pierre Brisson. En rentrant à ma chambre de l’Hotel Terminus je me trouve face à face aec Marion et Pierre ! Le lendemain déjeuné chez Henri Rambaud. Quintette d’un nommé Charvériat sur mon poème à Jacques Rivière. Le soir Francis que j’envoie à Vichy (Elle obtient ce qu’elle voulait). Retour à Brangues avec Gérard André. Le 30 retour de Gigette et arrivée de Pierre. Mauvais temps. Le Dr Carrel pour la collaboration. (Donne-moi ta montre et je te donnerai l’heure !)

Le Diable lèche ses victimes avant de les dévorer.

Roger Martin du Gard

Ai-je jamais noté ce rêve qui aura, quarante ans de suite, poursuivi mon sommeil ? Toujours le même, avec de légères variantes : j’ai, dans quelques jours, un examen éliminatoire à passer à l’Ecole des chartes, et je me sais absolument incapable d’y réussir ; je n’ai pas suivi les cours, je n’ai pas ouvert mes livres, j’ignore tout d’un ensemble difficile de matières ardues… Quelle que soit ma tardive bonne volonté, il est littéralement impossible que je rattrape le semestre que j’ai gaspillé à faire autre chose que mes études, à lire, à écrire, à vadrouiller dans Paris, à voir des amis… L’échéance approche, je vais être refusé, chassé de l’Ecole, et je n’aperçois aucun moyen d’échapper à cette catastrophe !… Je me réveille, oppressé, angoissé… Et c’est une joie délirante, en reprenant conscience, de constater que c’était un cauchemar, que je suis un homme fait, délivré à jamais des examens scolaires !
Il n’y a pas d’année où je n’aie pas fait ce rêve de panique depuis quarante ans. Je l’ai fait cette nuit. C’est particulièrement à l’approche du printemps que ce cauchemar hante mes nuits. Comme si l’arrivée de la belle saison était pour moi indissolublement lié à cette épouvante de l’examen à subir. J’ai réellement subi cette épouvante annuelle entre ma dix-septième et ma vingt-cinquième année : elle a terriblement empoisonné chaque printemps de mon adolescence, et a laissé dans mon subconscient une empreinte indélébile !

Bertolt Brecht, Helsinki

Au milieu de tout le remue-ménage pour les visas et les possibilités de voyage, je travaille obstinément à la nouvelle histoire de gangster. Ne manque plus que la dernière scène. L’effet de la double distanciation – milieu de gangster et grand style – est difficile à prévoir. Egalement celui de l’exposition de formes classiques comme la scène dans le jardin de Marthe Schwertlein et la scène de demande en mariage du roi Richard III.

Les connaissances de Steff sur les collusions entre le monde des gangsters et l’administration font mon profit.


Le lundi 24 mars 1941

11 octobre 2010

Dans la guerre (17)

Virginia Woolf, Monk’s House (dernière entrée du journal)

Elle avait < un visage > un nez pareil au duc de Wellington, des dents de cheval et des yeux exorbités et froids. Lorsque nous sommes arrivés, elle était perchée sur un trépied, son tricot à la main. Une broche en forme de flèche fermait son col. Et il ne s’était pas écoulé cinq minutes que, déjà, elle nous avait raconté que deux de ses fils avaient été tués à la guerre. Cela, pensait-on, était tout à son honneur. Elle donnait des leçons de couture. Tout dans la pièce était d’un brun rougeâtre et lustré. Assise là, j’ai bien tenté d’émettre quelques amabilités. Mais elles sombrèrent dans cette mer glacée qui nous séparait. Et puis plus rien.
Curieuse impression de bord de mer aujourd’hui. Cela me fait penser aux appartements le jour du grand défilé de Pâques. Chacun s’arc-boutant, luttant contre le vent, saisi, réduit au silence. Entièrement vidé de sa chair.
Quel coin venteux que celui-ci ! Et Nessa est à Brighton, tandis que, moi, j’essaie d’imaginer dans ma tête ce qui se passerait si on pouvait infuser des âmes.
L’histoire d’Octavia. Ne pourrais-je pas la synthétiser, d’une façon ou d’une autre ? La jeunesse anglaise en 1900.
Deux longues lettres de Shena et d’O. Je me sens incapable de m’attaquer à cela et, pourtant, cela m’a fait plaisir de les recevoir.
L. est en train de tailler les rhododendrons.

Victor Klemperer, Dresde


Je me suis si bien habitué à l’idée de la prison qu’elle ne me gêne plus pendant le travail et que je prends la chose presque avec humour. Il y a d’ailleurs encore un certain espoir. Je suis allé à la préfecture de police pour me renseigner. Information polie : on me conseille de faire une demande écrite. Elle est jointe ici. (Je l’ai envoyée écrite à la main pour ne pas attirer l’attention sur ma machine à écrire.)
Langue
: sur le formulaire de mandat d’arrêt, « La Préfecture de police » a été remplacé par « Le Préfet de Police ». De la même manière, « Contre vous (…) a été fixée la peine suivante… » se transforme en « Je fixe contre vous la peine suivante… ». Principe du Führer ! – Pourquoi sozialistische < sozial sans nuance péjorative, mais liberalistisch < liberal péjoratif ? (Memento le jeune lycéen qui m’avait dit très naïvement : « nous sommes liberalistisch. » Il ne connaissait plus du tout le mot liberal.) – Depuis quand : « charakterlisch » ? (forme abrégée comme Berichter ?)
A la préfecture de police, on m’a dit que j’aurais le droit de lire et d’écrire (avec un crayon).


Voyage en Allemagne

3 octobre 2010

Samuel Beckett, Molloy, p.125

Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Je suis calme.

(Minuit, Collection double)

Werner Kofler, Derrière mon bureau, p.129-130

Ne tombe pas, ne t’écroule pas !, me dis-je, je me tiens encore droit, ma faiblesse, cette faiblesse que je redoute, je ne la montre pas, il faut bien que j’arrive à destination, à mon bureau, ma radio, ma table, aux papiers portant les phrases Pour vivre quelque chose, je fis un voyage en Allemagne, il est minuit, derrière moi marche l’étranger.

p.64-65

Cette fois, j’avais choisi le chemin de fer comme moyen de transport. Je voyageais dans le wagon-restaurant, filant onze heures durant vers une victoire certaine. C’était par une journée printanière d’hiver, le Vormärz en plein mois de janvier, alternativement et parfois en même temps il tombait de la neige et de la pluie, des paysages détrempés, petites inondations, je voyais des prairies submergées, de petits nuages volant bas déchiquetés par la tempête, des trous de ciel bleu se reflétant dans l’eau qui inondait les pâturages, des villages et des fermes isolées ; puis à nouveau des zones très peuplées, des installations militaires, casernes, camps, camions garés alignés l’un derrière l’autre, des voies ferrées secondaires, des tanks ou des pièces d’artillerie chargées sur des wagons ou autres ustensiles nécessaires pour le maintien d’un minimum de paix. Sympathique cette description.

(Editions Absalon, traduit et présenté par Bernard Banoun)

Werner Kofler me fait penser à Thomas Bernhard qui aurait dérapé et décroché de sa paroi. Dans Derrière mon bureau il y a d’ailleurs « Bernhard, Thomas » himself, encordé à son guide, mais ce dernier hésite à lâcher le boulet souffreteux dans le grand vide.

J’entends un même rire sardonique, les même coups de pioche entêtés dans la terre d’Autriche, dans celle d’Allemagne, sur les crânes autrichiens, allemands, pour découvrir, sous les couches sociales-chrétiennes-démocrates, les couches nationales-socialistes.

Les bureaux ont toujours joué un grand rôle, sinon le plus grand, dans l’histoire allemande

Des citations de Bernhard, entre autres, sont semées un peu partout : « mon cher Pascal, mon cher Montaigne, etc. ». (« Mon cher Beckett », écrit Kofler de son côté.)

Dans le train qui traverse l’Allemagne au milieu du livre, c’est semble-t-il encore dans l’esprit de Bernhard (incognito) que l’on entend résonner « les lambeaux de conversations » attrapés ici ou là à l’intérieur du wagon-restaurant, sur le fond de sa propre pensée, ou celle de l’auteur – mais l’auteur se cache sous beaucoup d’identités : Tobias Reiser, Christoph Willibald Gluck, l’auteur Schmidt – dans un tourbillon vertigineux et parfaitement virtuose, aussi virtuose que la prose de Bernhard, qui tourne le dos à l’impeccable emboîtement des discours rapportés qu’on trouve dans les textes de Bernhard.

La relecture corrosive est le meilleur des hommages.

M’avez-vous lu dans Maîtres anciens ? Vous m’avez certainement lu dans Maîtres anciens, un cheval de bataille, dit-on… La canne coincée entre les genoux, sur la banquette de la salle Bordone du Kunsthistorisches Museum, et c’est parti la rhétorique de la destruction, la poésie des tables de verdicts, la canonnade d’injures, en avant ! c’est parti ! Il me suffit de dire : Ce pays est une fosse d’aisances de bouffonnerie, ou bien Chaque matin tant de bouffonnerie nous fait monter la honte au visage, et la critique littéraire allemande, le Michaelis du Zeit ou cet autre crétin de la Frankfurter Allgemeine, j’ai oublié son nom, tous crient à la révélation, à l’ébahissement littéraire.

(…)

C’est naturellement un plaisir que d’être le héros d’un livre placé si haut, et que m’importe la parfaite incompétence des thuriféraires.

(p.121)

Chez Kofler, comme chez Bernhard et chez les plus grands imprécateurs, à l’inverse des plus médiocres d’entre eux, on n’a jamais le sentiment rassurant d’être du bon côté. Ni l’auteur ni le lecteur ne peuvent contempler le troupeau humain avec la clairvoyance factice du grand esprit – le grand esprit se met alors à ressembler au petit vieux de certaines bourgades – accablé de tant de bêtise, bien à l’abri derrière sa fenêtre. Leur clairvoyance, elle se trouble vite; le troupeau, tous deux en font partie.

La dernière page venue, on ne sait plus qui est le maître, où est le guide.

Devant moi marche le guide de montagne. Derrière moi marche l’étranger. Non, c’est moi l’étranger. Autrement: derrière moi marche le guide de montagne, devant moi marche l’étranger. Non plus, le guide de montagne est considéré comme disparu. Devant moi, donc, marche l’étranger. Connait-il le chemin?

Je ne connaissais pas Werner Kofler. Je dois sa découverte à Pascale Casanova, qu’on n’entend plus sur France Culture. Ce que j’en ai appris : il est né en 1947, une quinzaine d’années après Bernhard. Il a commencé à publier à peu près en même temps que son maître ancien, au début des années 1960. Depuis il trace sa voie, imperturbable.

Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Je suis assis derrière mon bureau.

Notes:
Les éditions Absalon publient aussi Automne, liberté, tout aussi étonnant et superbe, et Caf’conc Treblinka (pas lu). Leur catalogue a l’air dans l’ensemble hautement recommandable.
J’ai regardé un peu sur internet et j’ai l’impression que la traduction de ses textes est passée inaperçue dans la presse (à part l’Huma et la Quinzaine). Pour qui veut compléter ma lecture du dimanche par une présentation et des analyses plus étoffées de l’ensemble de l’oeuvre, je signale les critiques de Bartleby les yeux ouverts et de la Revue des ressources. L’Atelier littéraire que Pascale Casanova lui a consacré a eu lieu le 13 juin 2010, mais il n’est plus disponible (un jour peut-être dans les avant-dernières choses).
J’ajoute ce lien : on y lira l’auteur (au sens plein) de la traduction française, Bernard Banoun, entouré de collègues, au meilleur de leur forme, attelés à la traduction d’un morceau (d’anthologie) de Kofler (tiré d’Automne, liberté). Où l’on verra aussi que la virtuosité de l’auteur et son inventivité redoutable se reflètent trait pour trait, mot pour mot, dans celles de son (ses) traducteur(s). Et inversement.