D’où « nous » parle?

19 janvier 2011

Éric Chauvier, Contre Télérama, p.46

Nous nous sommes demandés, faussement naïfs, qui était réellement « au cœur du sujet » ; puis nous avons vérifié que notre usage de la première personne du pluriel était beaucoup plus pertinent puisque nous étions réellement – pour en voir parlé et être tombé d’accord là-dessus – « au cœur de notre sujet ».

(éditions Allia)

Éric Chauvier, Que du bonheur, p.42

Cette situation d’infélicité peut lui permettre de remettre inlassablement en jeu la valeur de sa représentativité. Comment puis-je parler au nom des autres ? Comment ceux-ci peuvent-ils parler en mon nom ?

Thomas Bernhard, L’imitateur

Mais quand nous lui avons suggérer d’imiter, pour finir, sa propre voix, il a dit que cela, il ne pouvait pas le faire.

(Traduction de Jean-Claude Haméry, Gallimard, Quarto, p.576)

Contre Télérama se présente sous la forme de notes dans un carnet, assemblées avec soin. A première vue elles dépeignent le quotidien d’une zone résidentielle pour classes moyennes supérieures, dans la périphérie d’une grande ville française. Un environnement en apparence sans qualité, aliénant, grotesque.

La particularité de notre rue est d’être à la fois très droite et très large.

D’autres questions sont apparues concernant  l’absurdité proprement philosophique  de remplacer un bois véritable (l’expression même est dissonante) par des maisons en bois, pour des raisons écologiques.

Cette recherche systématiquement contrariée de ce que nous nous figurons être  l’authenticité nous condamne malgré nous au kitsch et à la parodie.

La charge contre le magazine (contre un article : « Halte à la France moche ») n’intervient qu’au dernier quart du livre. De ce fait elle apparaît davantage comme un retournement de situation – un coup de théâtre – que comme une démonstration point par point. Le papier n’est par ailleurs jamais discuté dans le détail, toujours réduit à son titre, lu comme le manifeste méprisant de ceux du centre pour ceux de la marge. En réponse, la colère de Chauvier rend un son bernhardien, mi-sincère, mi-outrée, comique et glaciale.

Son  ambigüité en fait le prix. Rien n’est tout à fait clair ni vraiment embrouillé. On est bien dans l’entre-deux (une prose périurbaine?).

Les remarques sont à la fois précises et floues, alternant

coup d’œil affuté

Une bande herbeuse très verte est apparue au milieu d’un parking, entre les pavillons, non loin d’un bois de hêtres.

vagues repérages

notre zone pavillonnaire

dans le  quartier

une enclave semi-rurale

des zones boisées

cette « zone dans la zone »

considérations générales,

Notre aliénation a des limites, mais le footing ne les relève pas.

références érudites

Bibliographie

Adorno Theodor W., Minima Moralia, Paris, Payot, 2003

Austin John, Ecrits philosophiques, Paris, Seuil, 1994

Bernhard Thomas, L’Imitateur, Paris, Gallimard, 1981

Cavell Stanley, Les Voix de la raison, Paris, Seuil, 1996

De Certeau Michel, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990

Marcuse Herbert, L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968

dans un texte qui oscille sans cesse entre journal intime et journal de terrain, lettre ouverte et « pensées pour moi-même », obligeant l’esprit à de constantes mises au point.

L’observation neutre, au présent, laisse parfois surgir le passé et fait alors entendre une émotion plus franche,  cependant toujours tenue en laisse par le ton analytique

Si nous nous sommes replongés dans ces souvenirs, c’est parce que ce voisin, par les mots qu’il a prononcés, par les gestes qu’il a eus, par la communication qu’il a jugé bon d’établir avec nous, nous a semblé avoir fait partie de ces enfants qui jouaient au pied du lit des morts.

Et puisqu’il est question d’esthétique, la métaphore littéraire s’impose à l’occasion. Finalement rien ne l’égale:

La vie périrubaine – son atmosphère ordinaire – est semblable à une épaisseur de neige tombé sur  nos pavillons, insonorisant toute forme de vie qui pourrait s’en échapper, mais cloisonnant la vie singulière de chacun de ses habitants comme les agissements de putains dans un bordel.

Comme dans ses précédents livres, Éric Chauvier s’est donné un point de vue imprenable en se mettant dans une situation impossible.

Son « nous » est glissant : à l’évidence ce n’est plus tout à fait celui de l’ethnologue, seul en son royaume au milieu des tribus lointaines. Ce nous  royal, il le raille, même si l’on croit l’entendre encore un peu, par-delà toutes les critiques, désignant Éric Chauvier lui-même, anthropologue de son quotidien, se dépouillant sous nos yeux de sa majesté scientifique (et comme c’est une solution toujours un peu trop simple que de faire coïncider l’auteur du livre et la voix qui s’y exprime (et puisqu’il est question de l’Imitateur) le lecteur se demande à bon droit si Chauvier ne fait pas parler une sorte de double bernhardien).

Le plus souvent, les choses paraissent assez claires: la première personne du pluriel le représente « lui et sa famille », ses enfants, sa compagne. « Lui et elle » discutent beaucoup d’ailleurs. Et même si « elle » change parfois, sans crier gare, on reste toujours dans l’entre-soi.

Il semble cependant, dans de rares passages, que « nous » affiche de nouvelles prétentions (si l’on peut dire) et puisse être lu comme « lui et ses voisins », ses compagnons d’infortune, tous les périurbains de France, réunis par une double opprobre venue d’en-haut,

venue d’en-bas

Car nous incarnons, aux yeux de ces autochtones, une sorte de vie parodique, que notre pouvoir d’achat, élevé ou non, ne pourra jamais rendre vraiment crédible.

Mais alors

Comment peut-il dire « nous », celui qui ne parvient que trop rarement à prendre langue avec ses voisins, dont les tentatives pour mobiliser la communauté s’échouent presque toujours sur l’apathie politique générale?

Comment peut-il mener la fronde, celui dont le statut social, la cérébralité sans relâche, les pratiques culturelles, les jugements de goût, s’avèrent plus téléramesques que nature?

La question demeure insoluble, et c’est assez logique, car là n’est pas la question. En fait c’est peut-être moins le « nous » que le « vous », contenu dans le « moche » et dans le « périurbain », qui pose problème.

On le découvre par un autre (et le mystère s’épaissit encore) :

Il comprenait que l’adjectif « périurbain » ne désignait rien de précis et, au demeurant, ne désignait pas grand chose si ce n’était, étymologiquement, la périphérie de la ville ; il s’agissait par conséquent d’une boîte noire ; par contre, affirma-t-il, « l’usage de ce mot est tout à fait clair,  il révèle une stratégie destinée à amalgamer ce qui ne saurait l’être – c’est-à-dire nous-mêmes – afin de nous contrôler sans limite ».

Une « boîte noire », « rien de précis »?  Ni un lieu, ni un non-lieu, semble dire Éric Chauvier. (Un non-non-lieu, pour parodier Marc Augé ?).  Quoiqu’il en soit, les scrupules et les doutes abondent quant à la possibilité – à la pertinence même – de nommer ces espaces, et ces scrupules et ces doutes contrastent de manière frappante avec l’assurance des géographes et des statisticiens, qui de leur côté en ont donné depuis longtemps une définition assez  stable et claire, désarmante plutôt qu’inoffensive (l’auteur s’en méfie), propre en tout cas à être utilisée par ceux qu’on nomme les décideurs : par « périurbain » ils désignent la partie la plus périphérique de ce que l’on nomme maintenant les « aires urbaines », un espace à dominante résidentielle, dont le bâti – c’est la différence avec la « banlieue » – se caractérise par sa discontinuité interne (formes en lambeaux, phénomènes de mitage)

et externe (séparé de ce qui reste « le centre » par des parties plus ou moins vastes de… de quoi au fait? campagne?), tout en étant rattaché à la métropole par des liens politiques, économiques, et par la mobilité quotidienne (au moins 40% des actifs d’une commune périurbaine, disent les statisticiens et les géographes, travaillent dans la ville-centre de l’aire urbaine ou dans une autre commune périurbaine). Ainsi parle-t-on de « communes polarisées » et même  de «communes multipolarisées » pour évoquer ces entités évoluant dans l’orbite des grandes métropoles françaises.

Or c’est en ce point précis que Chauvier porte sa critique de la raison géographique, car c’est justement ce dernier lien avec l’espace dominant, la relation avec la « ville-mère », qui apparaît singulièrement lâche, et même brisé, dans son texte. D’abord parce que son projet est né précisément d’une réaction contre un « centre » perçu comme arrogant et aveugle ; ensuite, de manière plus diffuse, parce que l’espace décrit dans Contre Télérama semble curieusement autosuffisant, et d’autant plus fragile. Comme une bulle un peu irréelle, hors du temps et de l’espace, une cellule devenue autonome, détachée de sa matrice. Par où Chauvier rejoint d’autres travaux au potentiel plus subversif (Henri Lefebvre, Françoise Choay, François Ascher) qui ont annoncé, observé, théorisé, critiqué (mais pas toujours), depuis un demi-siècle, la disparition de la ville – et avec elle une certaine forme d’urbanité – dans autre chose, qui n’est pas forcément très ragoûtant, mais qui est là : l’urbain.

Eric Chauvier donne à voir cette transformation de l’intérieur, et, ce faisant, il prête sa voix dissonante (il emploie ce mot fréquemment) à une colère d’ordinaire sourde et vaine, toujours isolée. Celle de ceux qui ne veulent pas que leur malheur soit nommé par d’autres. 

Contre Télérama est une protestation qui s’élève de l’urbain, mutilée, désenchantée, mais pas tout à fait diluée dans le silence de ces espaces infinis. Écho fidèle à celle qu’Adorno faisait entendre il y a cinquante ans, tout juste revenu de son exil étasunien

Minima Moralia, p.27

Celui qui a pris ses distances est aussi empêtré que celui qui est plongé dans des activités ; son seul avantage sur ce dernier, c’est de savoir qu’il est pris lui aussi, avec cette chance de liberté minuscule qu’apporte la connaissance en elle-même.

(traduit  par Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Payot, Petite bibliothèque)
PS: il existe un film passionnant, dont je n’ai malheureusement que des souvenirs imprécis, qui traite, à partir d’un point de vue assez semblable, mais sur un autre ton, et avec d’autres moyens, cette question de l’esthétique périurbaine: Ode pavillonnaire, de Frédéric Ramade (2006).


Des choses vagues

7 décembre 2010

Agence National de la Recherche, Appel à projet

Une Initiative d’excellence assure la promotion et le développement d’un périmètre d’excellence et impulse autour de lui une dynamique de structuration du site par la mise en œuvre d’actions de recherche et de formation innovantes dans le cadre d’une gouvernance rénovée et performante.

(Appel à projet pour obtenir le label « Initiative d’excellence » (2010), cité par Barbara Cassin et Philippe Büttgen, dans « L’excellence, ce faux ami de la science », paru dans Libération, le 1er décembre 2010)

Jacques Bouveresse, Le philosophe chez les autophages, p.41-42

Loin d’être en mesure d’éliminer tout ce qui est imprécis ou irrationnel pour s’en tenir uniquement à ce qui est contrôlable, vérifiable et mesurable, « les sociétés reposent au contraire sur des Choses Vagues » (Valéry) ; et rien ne prouve qu’elles ne le font pas dans une mesure qui est, contrairement aux apparences, tout aussi déterminantes qu’autrefois. De sorte que l’idée d’une toute-puissance et d’une omniprésence de la rationalité scientifique et technique fait peut-être elle-même partie, en fin de compte, des idées vagues et obscures qui peuplent la mythologie de notre époque.

Si l’on décidait de regarder réellement les choses humaines avec les yeux d’un technicien ou d’un ingénieur, on ferait, aujourd’hui comme hier, la même constatation qu’Ulrich dans l’Homme sans qualité : « Considéré du point de vue technique, le monde devient franchement comique ; mal pratique en tout ce qui concerne les rapports des hommes entre eux, au plus haut point inexact et contraire à l’économie en ses méthodes. A celui qui a pris l’habitude d’expédier ses affaires avec la règle à calcul, il devient carrément impossible de prendre au sérieux la bonne moitié des affirmations humaines. »

(Minuit, 1984)

Jean-Charles Masséra, France, guide de l’utilisateur, p.30

L’OCDE se tient à votre disposition pour tout renseignement complémentaire.

(POL, 1998)

Relecture à point nommé, la semaine dernière, du Philosophe chez les autophages de Jacques Bouveresse, dont j’admire autant – c’est tout un –  l’éthique intellectuelle que la rigueur du raisonnement, autant cette rigueur que l’écriture exacte qui la porte là où il faut, c’est-à-dire au cœur de ce que Wittgenstein appelait les « maladies philosophiques ». Bouveresse chez qui m’enchante peut-être plus que tout une science rare de la citation, fondée sur des lectures semble-t-il exhaustives de tout ce que les traditions philosophique et littéraire ont donné de meilleur en matière d’humour et de lucidité.

(ainsi lit-on, deux pages avant les citations de Valéry et de Musil, cet extrait du Tristram Shandy de Sterne qui ramène tout le monde sur le plancher des vaches :

C’est un singulier bienfait de la Nature, qu’elle n’ait formé l’esprit de l’homme qu’avec une heureuse défiance, une espèce de résistance contre les nouveautés qu’on lui présente. Il est vrai qu’il a cela en commun avec les dogues, les barbets, les roquets, qui ne se soucient jamais d’apprendre des nouveaux tours : mais qu’importe ? Si l’humanité ne jouissait pas de cette faveur, il n’y aurait point de sot, point d’étourdi, qui, en lisant tel livre, en observant tel fait, en réfléchissant à telle idée, ne crût devenir un des plus grands Philosophes, et être exprès formé pour renverser tout ce qui existe. )

Il n’est pas difficile de trouver, sous la couche très fine des raisons et raisonnements que l’humanité produit en masse chaque minute de chaque jour, des milliers d’exemples de ces Choses Vagues dont parlent, sans forcément s’en scandaliser, Valéry, Musil et Bouveresse. Après tout, comme le rappelle ce dernier, le plus inquiétant – et le plus comique – n’est pas que le ressort ultime (s’il en est un) de nos actions privées et publiques soit pour le moins nébuleux (on se demande bien en effet ce que serait une société (ou une personnalité) assise sur des fondements « précis » ou « exacts »), mais réside plutôt dans la prétention à donner des atours rationnels aux motifs les plus obscurs, attitude bien compréhensible, sans doute, mais qui présente l’inconvénient majeur d’offrir comme sur un plateau le triomphe facile à tous ceux, et ils sont la cible de Bouveresse dans son livre, qui ont pris un maquis philosophique aussi confortable qu’imaginaire en résistant héroïquement à une « dictature de la raison » qui n’existe que dans leur esprit.

S’agissant des « initiatives d’excellence », il semblerait qu’on n’en soit même plus au « vague » dont il était question jusque-là.  A mes yeux, le spécimen découvert jeudi dernier par Barbara Cassin et Philippe Büttgen mérite d’autant plus d’être sauvé de l’oubli qu’il est sorti tout congelé et stupide du sein de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) – si j’en comprends bien le titre (n’étant moi-même ni philosophe ni chercheur d’aucune sorte), une des institutions censées indiquer aux scientifiques de notre pays le cap des futures grandes découvertes intellectuelles.

Lisant cette pépite de prose postmoderne, j’ai tout de suite pensé à deux livres de Jean-Charles Masséra : United emmerdements of New Order et France, guide de l’utilisateur.

Je me suis aussi rappelé La crise commence ou finit le langage, un court texte d’Eric Chauvier dont j’ai parlé une fois. Il utilisait l’expression « langage hollywoodien » pour décrire ce genre de salmigondis.

Notes: les tableaux sont tirés de l’Appel à projet (pour le premier) et du site de l’ANR (pour le deuxième). Ceux qui trouveront injuste l’usage d’une courte citation sauvagement extraite de son contexte pourront se reporter au document complet, disponible ici.

Dictionnaire des lieux sebaldiens (7): McDonald’s

3 août 2009

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Austerlitz, p.137

« Une fois que nous fûmes arrivés à Liverpool Street Station, où il attendit avec moi le départ de mon train dans le restaurant McDonald’s, il reprit enfin le fil de son histoire, après une remarque incidente sur l’éclairage de l’endroit, trop cru pour laisser planer le soupçon d’une ombre: la seconde d’effroi à l’instant du flash, dit-il, était ici pérennisée et il n’y avait plus d’espace ni pour le jour ni pour la nuit. »

Les Anneaux de Saturne, p.102

« J’ai passé une bonne heure à flâner dans ce quartier plus ou moins extraterritorial. Dans les ruelles latérales, des planches étaient clouées sur la plupart des fenêtres et les murs de briques couverts de suie s’ornaient de slogans tels que Help de regenwouden redden et Welcome to the Royal Dutch Graveyard. Je n’étais plus d’humeur à entrer dans un café pour me restaurer. Au MacDonald où, planté sous la lumière crue du comptoir, je me suis senti comme un malfaiteur recherché depuis des lustres par toutes les polices du monde, je m’offris un paquet de chips que je grignotais en m’en retournant à l’hôtel. » (traductions Patrick Charbonneau)

La lumière des néons suspend le temps et l’espace. Identique en tout lieu, non-lieu par excellence, le Macdonald’s porte à son apogée le sentiment d’être nulle part et partout, jours et nuits confondus, phénomène qui avait déjà tant surpris les hommes de la fin du 19ème siècle, au moment où l’éclairage électrique s’est imposé à grande échelle (1).

Chronologiquement, c’est d’abord dans les Anneaux de Saturne, en août 1991 – un an « très exactement » (p.100) avant d’entamer son tour dans le Suffolk – que le narrateur pénètre par hasard dans un de ces restaurants. Il se trouve alors en Hollande, au soir de son arrivée à La Haye, mais l’épisode est remémoré depuis la Gunhill de Southwold, du côté anglais de l’« Océan allemand ». Ses premiers pas hors de l’hôtel sont pour le moins erratiques mais, aussi étranges et labyrinthiques qu’elles paraissent au premier abord, les rues et ruelles qu’il emprunte restent localisables et identifiables. Un « minaret (…) dans l’azur hollandais vespéral » (p.102) lui (nous) dit qu’il traverse un morceau d’orient en occident, un de ces quartiers relégués de grande métropole européenne, né, ici comme ailleurs, des mouvements migratoires mis en branle par la modernité industrielle. Le narrateur sebaldien, éminemment moderne lui aussi, n’y est en fait jamais totalement perdu (2). Il sait où il est.

Le McDonald’s offre une forme d’« extraterritorialité » plus extrême. Le personnage y est en effet confronté à ce que Marc Augé appelle la « surmodernité » dans ce qu’elle a de plus standardisée et impersonnelle. La délocalisation engendrée par les non-lieux – autoroutes, aéroports, supermarchés, chaînes mondialisées de restauration rapide, etc. – est d’une toute autre nature que celle que provoquent des rues étrangères. Les hommes sont réduits à l’état de clients, accueillis pour un temps limité et contractualisé, en un lieu qui ne leur offre qu’une « identité provisoire », ce qui les condamne, paradoxalement, à l’anonymat (3).

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Le McDonald’s décuple donc la sensation d’égarement et fait naître un sentiment de culpabilité vague, d’angoisse à l’idée de perdre une identité toujours à prouver: impression typiquement sebaldienne d’inquiétante étrangeté que l’on retrouve, en particulier, dans la deuxième partie de Vertiges, All’Estero.

Cet épisode liminaire est de mauvais augure. Le Voyage en Hollande, sur les pas de Diderot et sur les traces de la Leçon d’anatomie du Dr Nicolaas Tupp peinte par Rembrandt, est bien, dès le premier jour, une déception, comme le souligne Martine Carré dans un bel essai paru en 2008 (4). Non que le texte de l’écrivain-philosophe l’ait trahi, mais parce que le narrateur-enquêteur a failli, s’est égaré.

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Le même inconfort accompagne la narration par Austerlitz des derniers moments de la vie de son ami Gerald Fitzpatrick, qui clôt la partie galloise de l’autobiographie, entamée la veille au Great Eastern Hotel. En cette fin de journée pluvieuse du 24 décembre 1996, les deux personnages reviennent de leur promenade à l’observatoire de Greenwich, et attendent, réfugiés dans le fast-food, le train du narrateur.

Comme deux papillons tout ensemble attirés et effrayés par les lumières crues, ils se figent un moment que la prose dilate (5). Suspension, entre-deux, qui laissent la place au récit. Cette deuxième visite au McDonald’s est plus productive que la première, mais c’est tout le quartier de la Liverpool Street Station qui rayonne d’une aura dont la suite du texte précise peu à peu l’origine .

Notes:

(1) Stephen Kern, The Culture of Time and Space  (1880-1918), p.29: « One of the many consequences of this versatile, cheap and reliable form of illumination was a blurring of the division of day and night ».

(2) John Zilkosky a montré dans un des premiers recueils d’articles consacrés à Sebald que la désorientation n’était jamais complète dans son oeuvre, qu’elle était toujours provisoire, et que les hasards mettaient souvent le narrateur sur des routes déjà fréquentées, par lui ou d’autres. Les tentatives pour se perdre, comparées aux aspirations romantiques ou, dans un registre différent, post-modernes, sont toujours vouées à l’échec.  Les non-lieux comme le McDonald’s mettent un instant ce modèle à l’épreuve, mais n’infirment pas les conclusions de Zilkosky. Sebald reste un moderne dans un monde « surmoderne ». cf John Zilkosky, « Sebald’s Uncanny travels », in J. J. Long et Anne Whitehead, WG Sebald, A Critical Companion, UWP, 2004

(3) Non-lieux, paru au Seuil en 1992, notamment p.126-127 .

(4) Martine Carré, WG Sebald, le retour de l’auteur, PUL, 2008, p.112-113

(5) Muriel Pic insiste beaucoup sur ce motif du papillon, sur cette alternance de mobilité et de fixité, et sur la fusion du chasseur et de la proie dans son essai L’image papillon, paru aux presses du réel (juin 2009).

Photo: Martin Parr, série « Common sense ». L’oeil en la matière.


Dictionnaire des lieux sebaldiens (4): La rue des Cinq-Diamants

29 juin 2009

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Austerlitz, p.300

 » En septembre de la même année, je reçus d’Austerlitz une carte postale avec sa nouvelle adresse à Paris (6, rue des Cinq-Diamants, dans le 13ème arrondissement), ce qui, je le savais, était une invitation à venir lui rendre visite dès que possible. » (traduction Patrick Charbonneau)

Jacques Austerlitz choisit de venir s’y établir pour se rapprocher de la  rue Barrault, et entamer ainsi ses dernières « recherches » qui le mènent, au cours de l’été 1997, sur les traces de son père, parmi les rues qui entourent le boulevard Auguste-Blanqui, mais aussi au cimetière Montparnasse, ou encore à la Bibliothèque François Mitterrand –  en des lieux qui, pour une raison ou pour une autre, « appartiennent davantage au passé qu’au présent » (p.304).

Rien de plus éloigné, cependant, du lieu de mémoire que l’appartement d’Austerlitz, qui ressemble davantage à une coquille vide. Sebald s’arrête très peu sur la rue des Cinq-Diamants et jamais le narrateur et Austerlitz ne s’y retrouvent, préférant l’obscurité du bar le Havane pour cadre de leurs rendez-vous. L’adresse n’est donc que citée au passage, mais jamais habitée, dans tous les sens du terme, par les personnages.

Michael Niehaus dans son article « No foothold. Institutions and Buildings in W. G. Sebald’s Prose » (1):

 » The apartments and homes in Sebald’s books are not part of the social environment. The character have not established their inner selves, their living quarters or their habits. They lack the support structure of institutionalized ways of behave. »

Où il remarque la propension des personnages sebaldiens à considérer et subir les bâtiments (buildings) qu’ils occupent ou (plus souvent) traversent, comme des lieux instables, impropres à être habités, dépossédant ceux qui les pratiquent de leur identité, de leur dimension de sujet. Des « non-lieux », au sens anthropologique que leur a donné Marc Augé (2).

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La façade du 6 de la rue des Cinq-Diamants est de fait assez autiste. Pas d’interphone, une porte muette et, semble-t-il, définitivement close: chose curieuse à Paris, qui n’est pas sans rappeler les entrées d’immeubles de la ville de Terezin (Theresienstadt), dont Sebald produit des photographies, et qui laissent pour le moins songeur:

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Austerlitz, p.226-230:

« Je ne pouvais pas concevoir, dit Austerlitz, que quelqu’un pût habiter dans ces maisons rébarbatives, ni encore moins quel genre de personnes, bien que j’eusse remarqué dans les arrières-cours, alignés contre le mur, une multitude de seaux à ordures grossièrement numérotés à la peinture rouge. »

Notes:

(1) Passage que l’on trouvera à la page 319 de Scott Denham, Mark McCulloh (ed), W. G. Sebald, History, Memory, Trauma, Walter de Gruyter, 2006

(2) Non-Lieux, pour une anthropologie de la surmodernité, 1992, qui méritera une plus ample présentation. Niehaus remarque plus loin (p.327) que le rapport s’inverse souvent et qu’il arrive que les personnages « chargent » de mémoire et d’histoire ce qui apparait de prime abord comme des non-lieux, et, par l’intermédiaire de cette parole (érudite), leur redonnent une « dignité » de lieux. La tension entre lieux et non-lieux apparait ainsi comme une des dynamiques narratives essentielles de l’oeuvre.