Lectures croisées (1)

12 septembre 2015

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Frédéric Pajak, Manifeste incertain 4, Les éditions noir sur blanc, 2015 ; Claude Simon, Histoire, Minuit, 1967.

Paris, le 11 août 1997

29 septembre 2011

Rencontres rêvées (4)

Comme une réponse à ma lecture d’hier je prends connaissance ce soir, à la toute fin de la biographie de Claude Simon, de sa propre bibliothèque idéale. Treize noms (contre quatorze chez Sebald)

Hors concours: Dostoïevski (L’Idiot); Conrad (Le Nègre du Narcisse, Typhon, Au cœur des ténèbres).

Proust (Les Jeunes filles en fleurs, Sodome et Gomorrhe)

Céline

Tchékhov

Balzac (La Muse du département)

Flaubert (Le Voyage en Egypte, Un coeur simple) [permutation possible avec Balzac]

Michelet [permutation possible avec Céline]

Faulkner (avec réserves)

Valéry (Variétés, Poèmes)

Rimbaud (Le Bateau ivre)

Mallarmé (Faune)

Joyce (Ulysse avec réserves)

(cité par Mireille Calle-Gruber dans son Claude Simon, une vie à écrire, Seuil, 2011, p.431.)

notés pour lui-même dans son appartement place Monge, parmi d’autres fragments qui constituèrent finalement le matériau du Tramway, son dernier livre publié en 2001: l’année d’Austerlitz et de la mort de Sebald.

Image: Photos de la place Monge prises par Claude Simon et publiées dans Du, die zeitchrift der kultur, n° 691, janvier 1999, p. 69 (source Fabula).

Norwich, le 13 juillet 1973

28 septembre 2011

 

Rencontre rêvée (3)

Claude Simon se trouvait ce jour-là dans les locaux de l’Université d’East Anglia où il reçut pour la première fois (et pas la dernière) le titre de Doctor Honoris Causa. L’initiative venait de John Fletcher, un des premiers professeurs de cette toute jeune université – considérée alors comme particulièrement novatrice en matière d’études littéraires -, et l’auteur de la première traduction anglaise d’un ouvrage de Claude Simon (The Flanders Road), parue en 1961, un an seulement après la publication française. A cette date les bâtiments futuristes de l’UEA étaient à peine à l’état de plans et W.G Sebald n’était qu’un élève anonyme (mais doué) de l’Oberrealschule d’Oberstdorf. Ce n’est qu’au début des années 1970, après un passage par Fribourg (1965), Manchester (1966-1968 puis 1969-1970), et Saint-Gall (1969), qu’il rejoignit Fletcher et ses collègues de l’Université d’East Anglia, où il entama une longue carrière de professeur de littérature allemande, tout en s’intéressant de manière croissante à la production littéraire européenne en général et aux problèmes de traduction en particulier.

Je me suis demandé si Sebald était présent à la remise de la distinction et s’il connaissait déjà l’œuvre de Claude Simon dont il fit par la suite un usage pour le moins approfondi – puisqu’en dehors des allusions et citations tirées du Jardin des Plantes qu’on peut lire au début d’Austerlitz (au cours de l’épisode qui mène le narrateur au fort de Breendonk), on a retrouvé dans la bibliothèque de Sebald, au dos de son exemplaire Minuit du Jardin, la chronologie primitive de ce qui deviendrait la vie de Jacques Austerlitz, tandis que sur la quatrième de son Tramway personnel était manuscrit un court texte ébauchant une scène dans un café français.

Peut-être ont-ils échangé quelques mots, avant ou après la cérémonie. Je n’en ai trouvé aucune confirmation, mais je sais que Sebald était sans aucun doute à Norwich cet été-là, puisqu’il y déposa son projet de thèse (soutenue en 1974) à peine un mois après, en août 1973.

Dans l’index d’un somptueux volume collectif – une somme de près de sept cents pages, la bible (plutôt que le modeste handbook annoncé) sur Sebald – qui vient de paraître en anglais

il n’y a pas l’entrée  « Fletcher » qui aurait pu me mettre sur la piste. Mais en cherchant parmi les références à Claude Simon, j’ai trouvé ce programme de cours où John Fletcher assure deux leçons.

Il laisse penser qu’une certaine estime devait les réunir autour de l’écrivain français.

Poussant un peu plus loin l’examen des pages où Claude Simon apparait, je suis aussi tombé sur un document qui, sans m’éclairer le moins du monde sur mon hypothétique « rencontre rêvée », m’a néanmoins convaincu que ma recherche n’avait pas été tout à fait vaine.

Il s’agit de la liste des « favourite books » de Sebald, que ce dernier avait bien voulu communiquer à une librairie de Fribourg peu de temps avant sa mort.

Où nous est donc livrée, sur une modeste page griffonnée semble-t-il à la va-vite, ni plus ni moins que sa bibliothèque idéale :

  • John Berger, Ways of seeing (Voir le voir)
  • Robert Walser, Auf dem Bleistiftgebiet (Le territoire du crayon)
  • Vladimir Nabokov, Speak, Memory (Autres rivages)
  • Ernst Herbeck, Alexander
  • Giorgio Bassani, Brille mit Goldrand (Les Lunettes d’or)
  • John Aubrey, Brief Lives
  • Thomas Bernhard, Wittgensteins Neffe (Le Neveu de Wittgenstein)
  • Adalbert Stifter, Aus der mappe meines Urgrosvaters (Les Cartons de mon arrière-grand-père)
  • Bohumil Hrabal, Schöntrauer-Trilogie (Les Noces dans la maison)
  • Heinrich Von Kleist, Die Marquise von O. (La Marquise d’O.)
  • Gustave Flaubert, Trois contes
  • Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance
  • Johann Peter Hebel, Kalendergeschichten (Histoires d’Almanach)
  • Claude Simon, Le Jardin des plantes
Images: L’Université d’East Anglia au début des années 1970, par John Gibbons, reproduite dans Saturn’s Moons (p.89); Couverture de Saturn’s Moons, dirigé par Jo Catling et Richard Hibitt, Legenda, 2011;  Détail d’un programme de cours, reproduit dans Saturn’s Moons; Détail (dernières lignes) de la liste des « favourite books », de la main de Sebald, toujours dans Saturn’s Moons: on peut en cliquant dessus identifier les trois derniers: Georges Perec, Johann Peter Hebel et Claude Simon.

PS: j’ai déjà fait d’autres rapprochements entre Claude Simon et W. G. Sebald:

Ce billet, au sujet de visions aériennes.

Celui-ci, à propos de sexe et d’effroi.


Par la fenêtre (4): le point de départ

22 septembre 2011

Mireille Calle-Gruber, Claude Simon, Une vie à écrire, p.181

Il va rester cinq mois alité, avec pour tout spectacle la fenêtre de l’appartement : « les voisins, les chaussures passées au blanc d’Espagne séchant sur l’appui de la fenêtre. Les toits de Toulouse mouillés, qui sèchent » (archives) ; écoute beaucoup de musique, lit des romans policiers « Série Noire ».

(Seuil, 2011)

W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.14

où j’entrepris, du moins en pensée, de rédiger les pages qui suivent.

(Actes Sud, 1999, traduction Bernard Kreiss)

Dans sa biographie, Mireille Calle-Gruber revient sur l’automne 1951 pendant lequel Claude Simon est resté figé par la tuberculose dans un chambre à Toulouse. Fidèle à sa démarche d’incessants allers-retours entre la vie et l’œuvre – où l’œuvre devient une source centrale de l’histoire, l’élément fondateur d’une « vie à écrire » – elle cite un long passage du Jardin des Plantes qui transforme l’expérience immobile en un tableau de maître tout en mouvements, tendu entre les bords de la fenêtre par laquelle il aperçoit quelques pans de l’appartement voisin, oscillant entre les ténèbres et la lumières, l’appel du dehors (ces jeunes voisines dont il ne perçoit que le buste) et la menace intérieure qui lui mange les poumons :

A la fin elles éteignaient, et tout était noir de nouveau, et il recommençait à penser à cette chose, ce trou rouge sang à l’intérieur de sa poitrine où de minuscules animaux rongeaient, rongeaient, rongeaient.

L’effet d’aspiration que provoque la fenêtre, jouant à la fois comme un miroir, une longue vue et un microscope, j’en trouve un autre exemple au tout début des Anneaux de Saturne, où le narrateur, pris d’un accès mélancolique, se trouve pareillement prisonnier dans une aile de l’hôpital de Norwich :

Je me rappelle très précisément qu’aussitôt après avoir pris possession de ma chambre, au huitième étage du bâtiment, je devins la proie d’une véritable hantise, me figurant que les vastes espaces que j’avais franchis l’été précédent dans le Suffolk s’étaient définitivement rétractés en un seul point aveugle et sourd. Il est vrai que de mon lit je ne voyais qu’un morceau de ciel blafard s’inscrivant dans l’embrasure de la fenêtre.

Comme chez Simon, la vue ne semble offrir qu’un spectacle étriqué ou vide, incomplet et frustrant, qui ne fait que ramener le regard au point de départ: le désastre personnel, logé au plus profond du corps et de l’esprit.

Cependant on comprend très vite, après un passage d’anthologie inspiré de la Métamorphose de Kafka, que la fenêtre grillagée de l’hôpital de Norwich ouvre en fait sur les souvenirs du narrateur et sur l’œuvre à venir, déjà en train de se faire:

Aujourd’hui, près d’un an après ma sortie de l’hôpital, ayant entrepris de recopier mes notes au propre, je ne puis m’empêcher de penser qu’à ce moment là, tandis que mon regard plongeait du huitième étage sur la ville gagnée par le crépuscule, Michael Parkinson était encore en vie….

Par la fenêtre Simon et Sebald transforment leur cellule en espace infini de création, et le « point aveugle et sourd » auquel le monde se trouvait réduit devient un nouveau point de départ, comme le bec de la lampe merveilleuse.

Images: Décor de Fenêtre sur cour (Rear Window), d’Alfred Hitchcock (1954); Photographie tirée des Anneaux de Saturne, p.14

« Maintenant… »

14 septembre 2011


Claude Simon, Le Jardin des Plantes, Minuit, p.310

Maintenant. Maintenant. Maintenant…

Dans l’introduction de sa biographie, Mireille Calle-Gruber cite ces trois mots où le soldat s’apprête à être fauché. Ils disent l’essentiel de l’œuvre et de la vie de Claude Simon: l’angoisse de l’anéantissement d’abord, quand perdu quelque part au milieu d’un champ de débâcle, prisonnier d’un wagon, ou figé sur un lit par la maladie, il n’a plus rien d’autre à faire qu’attendre la mort, donc observer, et puiser toute la réalité possible de la moindre touffe d’herbe, de la moindre grange abandonnée, du moindre détail de la plus banale chose qui entoure d’ordinaire les vivants en silence; l’étincelle créatrice ensuite (ces trois points…), qui jaillit de cet oeil défait, donc souverain, et fait de chaque presque disparition un moment et un motif fondateurs, par lesquels la condition de survivant devient la matière même du travail littéraire.

On peut les opposer à ceux que l’auteur de l’Acacia met dans la bouche de sa mère Suzanne, au moment où elle apprend la mort de son mari au champ d’honneur, le 27 août 1914. Claude Simon avait dix mois. Il en imagine bien après coup la poignante et banale stérilité, ce qu’il ne peut écrire sans ironie :

Que votre volonté… que votre volonté… que votre volonté

Orphelin à l’aube de sa vie, miraculé de toutes les catastrophes, il semble traversé le vingtième siècle en exilé perpétuel, perpétuellement étonné, mais sans illusion aucune, d’en être encore.

Sur la reproduction de l’arbre généalogique qu’il avait réalisé de sa propre main, et qui figure au début de cette même biographie, Claude Simon apparaît déjà seul, comme un petit fruit fragile, pendu au bout d’une branche frêle, la simplicité de son patronyme achevant de lui donner des allures de spectre anonyme, l’isolant encore davantage de ses ancêtres maternels, les Lacombe (de) Saint-Michel (LSM): Jean-Pierre, Eugène, Romain… – engagés, pour les premiers, dans les grandes affaires de l’ère des révolutions.

J’ai lu à diverses reprises (chez Claudio Magris, Pascale Casanova, Pierre Bergounioux, plus récemment Tony Judt) cette observation que les grands inventeurs de forme du siècle passé furent tous des exilés, des gens de l’écart, qui ont tout mieux vu du fond leur relégation ou de leur périphérie. Proust reclus, Joyce errant, Kafka empêtré dans sa judéité compliquée, Faulkner encroûté à Oxford, Mississippi. Sebald à Norwich.

De sa propre position de survivant, Claude Simon a su comme eux faire un poste d’observation privilégié, tenant les deux bouts du microcosme et du macrocosme, de haut en bas, de bas en haut, dans un geste dont Mireille Calle-Gruber saisit en quelques mots les ressorts fondamentaux :

une sensibilité exacerbée à la précarité et à la réversibilité des situations, et un rapport très singulier au temps qui va doter peu à peu son écriture d’une fulgurance sans pareille, capable de capter le précipité du vécu, lequel ne relève pas seulement du récit des faits mais, tout ensemble – et c’est là que réside la puissance de l’œuvre -, de l’empathie pour les minuscules vivants à l’instant, et du surplomb d’une intelligence générale, sans complaisance et sans concession, des êtres et des choses.

Ce qui me rappelle une fois encore ce passage des Anneaux de Saturne que j’aime tant, où Sebald s’attarde sur la prose de Thomas Browne :

C’est comme si on avait l’œil à la fois collé à une longue vue retournée et à un microscope.

et fait aussi écho, je ne sais pourquoi (le vertige?), à cette anecdote surprenante rapportée par Mireille Calle-Gruber, qui s’ajoute de manière presque comique aux épisodes déjà connus où Simon frôla la mort:

Suzanne emmenait parfois son fils en voyage pour son instruction. A La Rochelle où ils vont visiter la tour des Quatre-Sergents, l’accident se produit. Claude tombe d’un mâchicoulis mal protégé et fait une chute de vingt mètres. Il est hospitalisé plusieurs jours, Tante Mie les rejoint et seconde sa belle-soeur jusqu’à ce qu’ils puissent rentrer à Perpignan.

Vingt mètres. Le dernier étage d’un immeuble haussmannien. Voilà qui m’a laissé songeur et le nez en l’air une bonne partie de la journée.

Images: Couverture de la biographie de Claude Simon par Mireille Calle-Gruber, Seuil, 2011; Arbre généalogique préparatoire pour Histoire (détails); Claude Simon au Stalag, Mühlberg-sur-Elbe, Mai 1940 (détail), photo publiée dans la biographie; Tour des Quatre-Sergents à La Rochelle.

Sea, sex and fear

6 juillet 2010

Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.89-90

En expirant lentement pour surmonter la sensation de vertige qui m’avait gagné et en faisant un pas en arrière, il me sembla avoir vu bouger quelque chose dont la couleur jurait dans le paysage. Je m’accroupis, pris d’une soudaine panique, et plongeai du regard par-dessus le bord de la falaise. C’était un couple d’humains qui reposait là en bas, dans le creux, pensai-je, un homme couché sur le corps d’une autre créature dont on ne voyait que les jambes repliées et écartées. Et durant l’éternité de la seconde d’effroi où cette image me traversa, il me sembla qu’un tressaillement avait parcouru les pieds de l’homme, on aurait dit un pendu au moment du trépas. A présent en tout cas, il était totalement immobile, et la femme aussi était immobile, inerte. Tel un grand mollusque informe échoué sur le rivage, ils étaient couchés là comme un seul corps, un monstre marin à deux têtes et doté de nombreux membres, remontés des grands fonds, dernier exemplaire d’une espèces fabuleuse exhalant son souffle à ras du sol, inconscient de sa fin prochaine. Je me relevai, déconcerté, vacillant comme si c’était la première fois que je me tenais sur mes jambes, et je m’éloignai de cet endroit devenu pour moi inquiétant, quittai la falaise par le chemin descendant en pente douce jusqu’à la plage qui, de là, va s’élargissant en direction du sud.

(Actes Sud, traduction de Bernard Kreiss)

Claude Simon, Le Jardin des Plantes

à peine essuyés mare marron sur le linoléum pieds laissant derrière eux leurs empreintes humides en forme de guitare allongée couronnée de perles faim l’un de l’autre traversant la pièce sans pouvoir se détacher liés les deux corps soudés jumeaux siamois semblables à quelque monstre mythologique animal à huit membres deux têtes quatre bras quatre jambes s’emmêlant titubant venant s’abattre sur le lit

(Pléiade, p.923)

Alain Corbin, Le Territoire du vide, p.17

L’horreur du contact visqueux de ces créatures de cauchemar nées de l’eau noire et montées du monde chaotique des cavernes ténébreuses sollicite les poètes du XVIIème siècle. Spenser, établi en Irlande, dit comment le saint pèlerin, compagnon de Sir Guyon en route vers l’Île des Délices, a su, en touchant les flots de son bâton, calmer et obliger les bêtes menaçantes à s’en retourner dans les profondeurs de l’océan. Milton, en une saisissante image, fait camper et s’accoupler les monstres marins dans les palais submergés par les eaux du déluge.

(Champs Flammarion)

J. M. Coetzee, Foe, p.150

Je ne voyais pas ce qui pouvait pousser Foe à parler de monstres marins à un moment pareil, mais je gardai le silence.

(Seuil, traduit par Sophie Mailloux)

Avant de partir au bord de la mer je laisse ces citations qui apparaitront à certains comme un avertissement, une invitation à d’autres, car voilà ce qu’on peut trouver sur une plage du Suffolk ou dans une salle de bain à la localisation imprécise à ce moment du texte (Barcelone ?) : le sexe et l’effroi, deux choses qui rapprochent une nouvelle fois le Jardin des Plantes des Anneaux de Saturne, à ceci près que le sexe est omniprésent dans les textes de Simon alors qu’il s’agit (à ma connaissance) d’une des deux seules mentions explicites de la « bête à deux dos» dans l’œuvre de Sebald.

L’autre se trouve dans Vertiges; un souvenir d’enfance à Wertach, au pied des Alpes bavaroises:

Des halètements puissants, des ahanements rauques montaient de la poitrine du chasseur, de sa barbe s’échappait le souffle glacé de son haleine, et régulièrement, quand la vague lui creusait les reins, il pénétrait Romana, qui de son côté allait toujours plus à sa rencontre, jusqu’à ce que de saccade en saccade ils ne forment plus qu’une masse compacte et indistincte.

(Actes Sud, p.212, traduction de Patrick Charbonneau)

Où – autre différence – l’on voit que l’accouplement sebaldien est nettement plus coupable que la jouissance simonienne.

(si l’on songe par exemple à cette dégustation sacrilège:

« traversant en titubant l’appartement jusqu’à la chambre tombant ensemble sur le lit renversé langue dans bouche sur ses seins glissant ventre nombril descendant écartant de sa pointe la mousse langue qui voit mauve pâle lilas puis rose plus vif remplis visage écrasé narines écrasées elle respirant très vite à petits coups s’ouvrant plus index et majeur en V écartant encore coquillage marin fleur carnivore la tenant maintenant sous sa croupe coupe à ma bouche lapant calice l’élevant descendant plus bas sillon marbre s’ombrant se teintant de bistre secret bronze enfin hostie sur la langue que je tendais les yeux fermés. »

(Il y a même un rejet radical de toute notion de péché de chair chez Claude Simon, qui admirait par exemple la prose Faulkner, mais jugeait sévèrement, d’un point de vue littéraire, son obsession de la faute originelle : dans un entretien radiophonique, je me rappelle l’avoir entendu expliquer combien la petite culotte souillée de Caddie, dans le Bruit et la Fureur,  lui semblait un motif ridicule et inutile)).

Au cours de son pèlerinage anglais, longeant « l’Océan allemand », Sebald développe de son côté une vision pré-moderne, classique, du rivage, considéré au dix-septième siècle, sur le modèle antique, comme un espace inquiétant et maudit

Le Territoire du vide, p.25

Dans la littérature grecque, toute zone de confins évoque le danger de l’interférence du divin, de l’humain et de l’animal, installés dans une confuse et dangereuse proximité. Le rivage antique, tel qu’on se le représente à l’époque classique, demeure hanté par l’irruption possible du monstre, par l’incursion brutale de l’étranger, son équivalent ;

repère du Léviathan, lieu nourricier dont le ventre est gros de futurs carnages.

Les Anneaux de Saturne, p.73

Les chroniques nous rapportent que la pêche au hareng tout entière a failli être ruinée à plusieurs reprises en raison des excédents quasi catastrophiques de harengs auxquels on avait à faire face certaines années. On y apprend aussi que de gigantesques bancs de harengs, poussés vers la côte par le vent et les vagues, étaient finalement projetés sur la grève où ils formaient, sur une distance de quelques milles, un tapis de plusieurs pieds d’épaisseur. On avait beau ramasser les harengs à la pelle, en rentrer des corbeilles et des caisses pleines, pareilles moissons ne pouvaient être engrangées qu’en faible partie par les habitants des localités voisines. Le reste se gâtait en peu de jours, offrant le spectacle effroyable d’une nature asphyxiée par sa propre surabondance.

p.91

L’un des hérésiarques d’Uqbar avait expliqué que le caractère terrifiant des miroirs mais aussi de l’acte de copulation tenaient au fait qu’ils multipliaient le nombre des humains.

Note: Cette semaine la fabrique de l’histoire, sur France Culture, est consacrée à « l’histoire des bords de mer ».
(Images: Illustrations par Gustave Doré de la Bible, du Paradis perdu de Milton, du Roland Furieux de l’Arioste)


Relectures (sans fin)

27 avril 2010

 

Voici ce qu’écrit Jean Dubuffet à son ami Claude Simon le 15 mai 1973:

Je voulais vous dire, dans une forme convenable, et non pas brouillonne et hâtive comme je le fais ici maintenant, que votre livre présente ce caractère qui me comble de plaisir, de procurer une lecture ininterrompue, je veux dire qu’on peut à tout moment l’ouvrir à n’importe quelle page, et trouver dans cette page la substance du livre entier. C’est un livre qu’on ne peut pas lire – si lire est commencer à la première page et finir à la dernière. Ici on ne finit pas. On peut faire usage du livre une vie entière. On peut le lire aussi en remontant de la fin au commencement. Il n’a pas un sens, il en a autant qu’on veut. C’est un livre à utiliser comme un tapis de Perse. Ou encore comme un talisman, une boule de cristal. Il est d’un usage permanent. A tout endroit qu’on l’ouvre on est imméditament transporté dans votre monde parallèle, votre monde homologue, où se trouvent abolis le petit et le grand, le léger et le lourd, le corporel et le mental, le départ et l’arrivée, le vide et le plein.

C’est à propos de Triptyque. Voilà exprimé dans une forme qui me parait bien peu « brouillonne » et bien peu « hâtive », mais au contraire parfaitement éclairante, ce que je cherchais à dire maladroitement, l’autre jour, des textes dignes d’être relus.

La Correspondance de Claude Simon et Jean Dubuffet s’est étalée sur une quinzaine d’années (1970-1984) mais elle tient en 65 petites pages aux éditions l’Echoppe. Les lettres sont courtes, chaleureuses, denses. L’ouvrage date (1994) mais il était bien en évidence au dernier étage, le plus déserté (le plus isolé), de la librairie Vent d’Ouest à Nantes, au milieu des livres d’art et d’histoire.

Le 31 août 1981 Dubuffet fait l’éloge d’un autre livre de Claude Simon, Les Géorgiques:

Une oeuvre effarante par l’étrangeté de son thème de ses recours, de son assiette, de son ton, de son souffle, de l’incroyable constante maîtrise du libellé. Prodigieux le libellé, constamment percutant. Il ne cesse d’étonner, et de combler. Votre savoir dans des pratiques comme celles de l’artillerie ou de l’agronomie est ahurissant mais il est égal en tous autres domaines et à toutes échelles, de l’emballage des statues aux accouplement des libellules. Car tout défile dans la course de cet impétueux parcours, tous les faits et gestes du monde, reflétés dans une eau noire magique, en cinéma muet, comme images d’astres disparus que transporent à nos téléscopes les millions d’années-lumière.

Où j’aime à lire, comme dans le premier extrait, l’un des plus justes résumés de l’oeuvre de Sebald

(Image: La vie de famille, par Jean Dubuffet. Dans sa réponse du 21 mai 1973, Claude Simon cite cette oeuvre comme une des influences majeures de Triptyque).


Le détail (2): le détail (1)

9 avril 2010

Marcel Proust, le Temps retrouvé:

Mais peut-être Albertine avait-elle voulu me dire cela pour avoir l’air plus expérimentée qu’elle n’était et pour m’éblouir à Paris du prestige de sa perversité, comme la première fois à Balbec de celui de sa vertu. Et tout simplement quand je lui avais parlé des femmes qui aimaient les femmes, pour ne pas avoir l’air de ne pas savoir ce que c’était, comme dans une conversation on prend un air entendu si on parle de Fourier ou de Tobolsk, encore qu’on ne sache pas ce que c’est.

(p.14, édition Folio)

Guillaume Perrier et Agnieszka Zuk, « Mémoire involontaire et détail mnémotechnique » :

Dans ce contexte, la théorie proustienne de la mémoire et de la lecture apparaît comme un moyen pour Czapski de maintenir vivant le souvenir des camps et des disparus, menacés d’oubli par la grande Histoire. Elle a pu contribuer à ce qu’il développe une contre-histoire ou une micro-histoire, basée sur le détail et la recherche des indices (…)

(Ecrire l’histoire, N°3, printemps 2009)

Cette superbe revue a une diffusion si confidentielle qu’il m’a fallu revenir chez le libraire de mes années de formation pour enfin mettre la main sur le premier des deux volumes consacrés au Détail. Après une réponse circonstanciée à la question qui ouvre le numéro : « Jeanne d’Arc a-t-elle menti ?», à côté d’un article sur le « bouton de culotte » dans la Semaine sainte d’Aragon, juste avant une lecture étonnante d’Allemagne neuf zéro de Godard (« L’histoire (s’) en balance », de Suzanne Liandrat-Guigues), et parmi bien d’autres analyses toujours rigoureuses et originales, il y a cette lumineuse étude intitulée « Mémoire involontaire et détail mnémotechnique. Czapski lecteur de Proust, camp de Griazowietz, URSS, 1941 ».

Elle n’est pas sans rapport avec celle que Catherine Coquio a consacrée à Raul Hilberg et Saul Friedlander dans le second volet paru à l’automne dernier. Guillaume Perrier et Agnieszka Zuk se demandent comment et pourquoi le peintre polonais Joseph Czapski, alors qu’il était prisonnier de l’armée rouge, a pu donner en 1941 une série de conférence sur La Recherche du Temps perdu à ses co-détenus sans le recours du moindre livre.

Le point de départ de l’article est une page des notes retrouvées et publiées par la suite dans son journal Proust contre la déchéance. Moins un texte qu’un tableau.

Juste sous « Du côté de chez Swann », il y a deux mots entre lesquels convergent toutes les lignes.

De l’expression « cloison étanche » semble germer et rayonner l’ensemble de la Recherche remémorée par Czapski. Pourquoi ces mots? On attendait « madeleine », mais la mémoire de Czapski l’a trahie en « brioche ».

Du grand intérêt de l’article : à cette question simple, posée sur le mode de l’énigme, il sera donné une réponse complexe, car s’il est vite relevé que dans la cathédrale proustienne le terme « cloison » appelle souvent des épisodes de mémoire involontaire (en particulier les réminiscences touchant à la mort de la grand-mère), il apparaît que la formule n’avait pas pour Czapski cette unique valeur mnémotechnique.

Les deux auteurs font mieux que se livrer à un décryptage savant et univoque de la « formule » générique d’où sont nées les conférences. Ils parviennent, en dévoilant sa polysémie, à la faire « lever », lui faisant rejouer ce rôle de ferment qu’elle avait eu dans la baraque de Griazowietz.

« Cloison étanche », d’abord celle qui protège l’œuvre de Proust, que sa publication retardée par le conflit a comme « mise sous serre », offrant au projet de nouveaux bourgeonnements et les conditions d’une croissance imprévue.

Je relève un passage à ce sujet dans le Jardin des plantes de Claude Simon, quelques pages avant le récit de son évasion du camp de prisonnier où la débâcle de 1940, sur l’autre front, l’avait lui-même mené.

Le Jardin des plantes:

Au mois d’octobre 1916, Proust écrit à Gaston Gallimard : « Et puisque ce mot de guerre est venu « sous ma plume », je crois (mais d’ailleurs c’est sans intérêt pratique, puisque nous ne le pouvons pas) que j’ai eu tort de vouloir attendre la fin de la guerre pour paraître (…). Mais (mes raisons) maintenant que j’y ai pensé (et encore une fois c’est toujours théorique) sont qu’en ce moment où (pas moi mais presque tout le monde) on s’est habitué à la guerre, on ne lit guère que le communiqué et encore, on aimerait quelque chose d’autre, on pourrait s’intéresser à une longue œuvre. Après la guerre, la Paix, la victoire, seront des choses nouvelles, savoureuses, on y pensera, plutôt qu’à lire. Et alors la guerre elle-même déjà rétrospective, deviendra l’objet d’un intérêt d’imagination qu’elle n’excitait pas comme réalité quotidienne et d’un progrès insensible. »

(p.1000-1001, édition Pléiade)

Et il commente ainsi le choix d’une autre des citations de Proust utilisées dans le Jardin :

De plus encore, il y a parfois des chevauchements, des sortes d’échos. Par exemple, dans le Jardin des plantes, après un compte-rendu militaire des combats sur la frontière belge où sont énumérés le nom des blockhaus (noms de lieux-dits parfois pittoresques), au paragraphe suivant, l’un des personnages de Proust s’exclame : « Comme ces noms sont jolis ! » à propos cette fois de noms de villages normands dont on ne peut s’empêcher de penser que, peut-être, pour les soldats américains ou anglais, en 1944, ils ont aussi été synonymes d’enfers.

(Entrentien paru dans L’Humanité, 13 mars 1998, cité dans une note (p.1510) par Alastair B. Duncan, qui a réalisé l’édition des Œuvres dans la Pléiade)

Cinquante ans après, on repère chez Claude Simon un semblable usage de la Recherche en contrepoint esthétique et mémoriel de la description des souffrances de guerre – contrepoint qui est aussi un des modes privilégiés de la mémoire proustienne – auquel l’écrivain français ajoute une touche de dérision, absente chez le peintre polonais. L’extrait cité dans le Jardin des plantes redouble encore le caractère ironique de ces rapprochements (ce dont Czapski était parfaitement conscient), puisqu’il apparaît que Proust lui-même regrettait amèrement ces retards sans s’apercevoir des prolongements fructueux qu’ils pouvaient provoquer.

Pour le prisonnier la métaphore de la serre était d’autant plus douloureuse qu’il avait vu sauter une à une toutes les parois de protection depuis la double invasion de la Pologne en septembre 1939, et qu’il craignait (à juste titre) pour ses propres œuvres. De ce cocon offert à l’artiste, il n’était plus question pendant le conflit et encore moins après. On ne saurait être plus clair sur la désillusion que l’épreuve à provoquée :

Joseph Czapski, Souvenirs de Starobiesk:

Les cloisons étanches qui protégeaient la croissance de l’œuvre de Proust pendant la dernière guerre ont été rasées.

(Editions Noir sur Blanc, cité par Guiillaume Perrier et Agnieska Zuk)

D’ailleurs Czapski inverse le sens même de sa formule : la cloison isole et protège, mais elle rappelle en même temps au peintre la claustration forcée de Proust, écho de son propre enfermement. A la douleur de la maladie répond celle de la privation de liberté, et la chambre confinée et surchauffée de l’écrivain, qui fut son tombeau, devient l’image renversée des baraquements glacés du camp, d’où on ne sort que par miracle.


Les auteurs de l’article repèrent enfin un troisième usage, mémoriel, des mots de Proust, qui permettent à Czapski de rattacher l’œuvre remémorée au contexte de sa remémoration, faisant ainsi naitre, comme par anticipation,  une sorte de « mémoire au carré ». En l’occurrence « cloison étanche » rappelle non seulement le contenu de la Recherche mais aussi dans quel endroit et à quel moment il s’est souvenu de la Recherche. Lecture sans livre qui, comme dans la théorie proustienne, permet de garder sensible le lieu même de la lecture, que ce dernier soit le salon confortable de l’enfance, un jardin ombragé, ou un camp de prisonniers.

Guillaume Perrier et Agnieszka Zuk n’y font pas allusion, mais on sait par ailleurs que beaucoup d’autres écrivains ont fait l’expérience de la dimension salvatrice (mais toujours ambiguë) d’une mémoire de la littérature. Dans bien des écrits publiés ensuite par les rescapés, cette mémoire est devenue une ressource poétique nourrissant tout ou partie de l’œuvre.  Je pense à Primo Levi « lecteur » de Dante à Auschwitz, Jorge Semprun de Goethe, Heine ou Valéry au camp de Buchenwald, Evguenia Gunizburg et Pouchkine, Chalamov et Dante, encore, à Magadan.

Se souvenir d’un mot, d’un vers, des traits saillants d’une pensée, c’est sortir un moment du camp et se rappeler contre toute évidence l’existence et l’expérience du « beau » et du « bien », même si c’est pour mettre à bonne distance la « culture » ; c’est en même temps y revenir en utilisant l’œuvre comme métaphore et ressource d’intelligibilité au milieu de ce qui n’a pas de sens et ainsi « baliser l’espace », comme le dit Luba Jurgenson (1); c’est enfin témoigner « d’ores et déjà » (Jurgenson), et garder l’espoir que rien ne sera oublié après et que ce qui peut passer pour un détail ou une occupation bien inutile deviendra la pierre de touche du témoignage, contre toutes les tentatives ou les tentations de l’oubli.

A cette aune le choix de l’expression matricielle apparaît d’autant moins hasardeux, comme le souligne l’article, que l’une des deux occurrences de l’expression dans la Recherche (celle que j’ai reprise en exergue) est associée de près à Tobolsk, le lieu où furent retenus prisonnier puis exécutés le tsar et sa famille, et que la « cloison étanche » sert à séparer dans l’esprit du narrateur, ceux qui « en sont » des autres, Albertine de ses amies homosexuelles.

Une « cloison étanche » sépare ceux qui veulent savoir de ceux qui ignorent.

Les dernières lignes de l’article rappellent qu’à l’aide de cette infime formule, et avant de mener lui-même l’enquête, Czapski combattait le silence et le mensonge enveloppant l’exécution par le NKVD de plus de vingt mille prisonniers polonais dans la forêt de Katyn et sur d’autres sites aux confins de l’Ukraine et de la Russie, entre avril et mai 1940. Déplacé de camp en camp de plus en plus à l’est, il échappa au massacre sans jamais vraiment comprendre pourquoi.

Note:
(1) Luba Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible?, Editions du Rocher. En particulier la partie 2 du chapitre 3, intitulée, d’après Primo Levi, « Le chant d’Ulysse ».
Notes sur les images, dans l’ordre d’apparition:
Couverture du numéro 3 de la revue Ecrire l’histoire, l’illustration est d’Henri Cueco, d’après l’Ex-voto de Philippe de Champaigne, 1995-1996
Détails d’une double page reproduite dans l’article cité, elle même reprise du Journal de Czapski publié par les éditions Noir sur Blanc.
La photographie de la serre du jardin des plantes de Paris est de Danielle Grekoff, on peut la retrouver sur son site, à côté d’autres beaux clichés.
Philippe de Champaigne, Ex-voto, 1662, Musée du Louvre
Photographie des Romanov en captivité à Tobolsk (source inconnue)
Détail de la carte fournie par les auteurs de l’article cité.

Dernière chose: Les deux numéros annuels de la revue paraissent au printemps puis à l’automne, aux éditions Gaussen. Les prochains, dont le premier devrait paraitre sous peu, auront pour objet « la morale ».


Relectures

4 avril 2010

Thomas Bernhard, Maîtres anciens, p.32-33

Ce n’est pas pour rien que, depuis plus de trente ans, je vais au Musée d’art ancien. D’autres vont au café le matin et boivent deux ou trois verres de bière, moi je viens m’asseoir ici et je contemple le Tintoret. Une folie peut-être, pensez-vous, mais je ne puis faire autrement. (…) Ici, dans la salle Bordone, j’ai les meilleures possibilités de méditation et si j’ai par hasard ici, sur cette banquette, quelque chose à lire, par exemple mon cher Montaigne, ou mon Pascal qui m’est peut-être plus cher encore, ou mon Voltaire qui m’est encore beaucoup plus cher, comme vous voyez les écrivains qui me sont chers sont tous français, pas un seul allemand, je peux le faire ici de la manière la plus agréable.

Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, p.41-42

Ne serait-il pas dès lors présomptueux de vous énumérer ici, en me prévalant d’une apparente objectivité ou sobriété, les pièces et sections principales d’une bibliothèque, ou  de vous exposer sa genèse, voire son utilité pour l’écrivain ? En ce qui me concerne, en tout cas, je vise dans ce qui suit quelque chose de moins voilé, de plus tangible ; ce qui me tient à cœur, c’est de vous permettre un regard sur la relation d’un collectionneur à ses richesses, un regard sur l’acte de collectionner plutôt que sur une collection.

(Rivage poche « Petite bibliothèque », traduction de Philippe Ivernel)

Hédi Kaddour, Les Pierres qui montent, p.324

Relecture annuelle du Discours de la méthode. On y sent toujours un vent d’avenir.

De manière moins compulsive, plus distanciée et raisonnable que Reger, plus proche en cela d’Hédi Kaddour (Descartes contre Pascal), je reviens aux mêmes textes, souvent au printemps. A la fiction spatiale de l’île déserte je préfère la métaphore temporelle des saisons qui isole plus précieusement les livres qui comptent dans l’unité d’un temps que dans celle d’un lieu (mais des lectures et des lieux, j’ai déjà parlé ici).

C’est aussi plus réaliste. L’île déserte est une utopie, pas seulement parce qu’aujourd’hui le globe est toujours mieux connu, plus relié et moins désert, mais parce que le dégoût naitrait immanquablement de la relecture en circuit fermé des mêmes ouvrages, sans la respiration que procure la découverte des autres. Ceux qui tiennent à cœur gagnent à être quelque peu noyés dans un flux de lectures plus ou moins heureuses d’où ils émergent plus facilement.

Je déballe ma bibliothèque, comme dirait l’autre, mais la toute petite, celle des éternels retours, huit livres au total:

Reger revoyant encore et encore le Portrait de l’homme à la barbe blanche dans la salle Bordone du Musée d’Art Ancien de Vienne, vu par Irrsigler, vus par Atzbacher dans Maîtres anciens.

Sebald : surtout les Anneaux de Saturne, et un petit texte qui me revient de plus en plus entre les mains, sa promenade au cimetière de Piana qui donne son titre au recueil posthume Campo Santo, une anabase. Après avoir plongé dans l’eau de la Méditerranée le narrateur remonte interroger les tombes à flanc de versant et en vient à méditer sur le combat inégal, horizontal celui-là, que se livrent les morts et les vivants depuis que l’urbanisation a gagné des portions toujours plus larges des terres habitées.

Campo Santo, p.39

Où les mettre, les morts de Buenos Aires et de Sao Paulo, de Mexico City, de Lagos et du Caire, de Tokyo, de Shanghai et de Bombay?

La vraie Vie de Sebastian Knight de Nabokov, le premier de ses textes écrits en anglais. Il est peut-être moins virtuose que les autres, mais le ton amusé, faussement léger de l’enquête m’a toujours séduit. Je relis aussi souvent Autre Rivages, où je trouve une atmosphère comparable. Les deux forment un diptyque à mes yeux.

Celui qui m’est sans doute le plus cher : le Jardin des plantes de Claude Simon (je le relis en ce moment), son temps retrouvé. Il y a des rapprochements étonnants à faire avec les Anneaux de Saturne, écrit avant, et j’en ferai bientôt. Au revers de la couverture de son exemplaire Sebald a ébauché la première chronologie d’Austerlitz.

Chaque année une année des Carnets de notes de Bergounioux.

La nouvelle de William Gass, Au cœur du cœur de ce pays, last but not least.

Il y en a qui sont revenus moins souvent – tous les deux, trois, quatre ans :

La Montagne magique

Danube, et Microcosmes de Claudio Magris

Le Joueur, de Dostoïevski, que je relis juste avant ou juste après un Eté à Baden Baden, de Leonid Tsipkyn, un superbe récit sur les pas du grand Fiodor, l’œuvre unique d’un petit fonctionnaire soviétique mort au début des années 80.

Le premier tome (ou partie) de l’Homme sans qualité (voir ici pour quelques réflexions sur ce travers que je partage avec beaucoup de lecteurs). Deux petits livres complémentaires, d’un grand musilien : Prodiges et vertiges de l’analogie et Le philosophe chez les autophages, de Jacques Bouveresse. Même discipline intellectuelle, même ironie, même vertu, le geste d’essuyer régulièrement ses verres de lunette.

La Recherche, je ne la relis pas, pour la bonne raison que je ne l’ai pas encore lue en entier, et ceci pour une autre bonne raison : je relis plus que de raisonnable la deuxième partie d’A l’ombre des jeunes filles en fleur.

Certains livres, longtemps revisités, ont peu à peu disparu: les grands romans de Faulkner. D’autres reviennent : grand plaisir, si je puis dire, à la Nausée, après quelques années au loin. L’épreuve peut être cruelle: le Testament à l’anglaise de Coe, le Dalhia noir d’Ellroy n’ont pas tenu les dix ou quinze ans passés depuis le premier enthousiasme.

Des raisons très diverses et très communes expliquent sans doute ma propension à la relecture, mais je préfère ici rechercher des motifs plus littéraires. D’abord ce qui pourrait être perçu comme des insuffisances. Contrairement à Nabokov, j’ai en effet beaucoup de mal à me représenter précisément la scène décrite, à m’imaginer Gregor en gros scarabée plutôt qu’en cafard (il serait plutôt un mélange des deux, avec, selon les gros plans du texte, telle ou telle partie du corps d’un insecte, telle autre d’un autre insecte), à me dessiner clairement l’appartement de la famille Samsa.

Je lis un peu flou, et je ne m’inquiète pas vraiment de rendre ma lecture plus claire ou plus fidèle à la lettre. Une proie idéale pour Flaubert qui, malgré les méticuleuses recherches qu’il s’imposait, souhaitait justement créer une image brouillée, propice à l’imagination.

Le manque de disposition à identifier les détails exacts, les défauts de concentration dans le suivi des intrigues, les erreurs souvent énormes quant aux relations entre les personnages (leur nom même m’échappe souvent, et je suis impressionné quand je lis ensuite le résumé limpide que font les critiques de certains gros et complexes récits), tout cela permet aussi de ne garder que des impressions, des souvenirs de « grands moments », quitte à mal les placer dans l’économie générale de l’œuvre. Après bien des relectures des textes Sebald il m’est difficile de dire si telle traversée de banlieue se trouve dans les Anneaux ou dans les Emigrants, telle remarque sur les feux de forêt dans un court texte de Campo Santo ou dans Austerlitz (en fait les deux, mais aussi dans les Anneaux), etc.

Il y a enfin une parenté entre ces œuvres, qui correspondent à ce type de lecture impressionniste, puisque la plupart de celles que j’ai citées, quand il ne s’agit pas de journaux, manquent justement de cette ligne droite, de cette colonne vertébrale bien articulée (les lopins à la Montaigne du jardin mémoriel de Claude Simon).

Ou plutôt elles n’en manquent pas mais leurs auteurs (les auteurs que j’aime) l’ont recouverte d’une telle épaisseur de digressions, de rêveries, de fausses pistes, que je la perds assez vite de vue tout en me laissant inconsciemment porté par elle.

Images: Tintoret, Portrait de l’homme à la barbe blanche; Poussin, le Printemps; Brecht; Page de l’exemplaire de la métamorphose sur lequel travaillait Nabokov, publié en 2010 dans Littératures en Bouquins Laffont; Incendie mystère; page du Jardin des Plantes, la Pléiade; plan du Jardin des Plantes.

La voix de Claude Simon

8 janvier 2010

Il faut écouter et podcaster le Mardi des auteurs du 5 janvier dernier consacré à Claude Simon. On pourra de nouveau entendre sa voix merveilleuse d’ambiguïtés, dont on ne sait pas trop si elle est rocailleuse ou douce, aiguë ou grave, dont on se demande si elle se moque un peu de la question posée (quand cette dernière étonne ou amuse l’écrivain), ou si l’on doit rendre hommage à sa bienveillance et à sa pédagogie. Car Claude Simon est un des écrivains qui parlent le mieux de la littérature, de l’art en général, et de ses propres textes en particulier. Un de ceux qui sait se sortir de ce genre obligé et souvent ennuyeux – l’interview d’auteur – pour s’élever, sans jargonner ni simplifier, au-dessus de son oeuvre, et à nouveau, mais d’une autre manière, faire entendre sa littérature. Ses textes, comme il est dit au cours de l’émission (par lui, par d’autres), naissent d’un regard et puis, une chose appelant l’autre, l’observation gagnant encore en acuité et en précision, les branches se ramifient à l’extrême, l’artiste décompose, recompose, un nouveau bourgeon apparait, une nouvelle efflorescence, et le « bricolage » devient art. C’est donc un oeil, avant tout, et on ne saurait lire facilement cette prose à haute voix. Lui-même a toujours refusé l’exercice.

Il est ici accompagné par d’autres (Michel Butor notamment, voilà qui plaira à Loran Bart) au cours de ce beau programme, très simple et très efficace pour qui voudrait découvrir son oeuvre. Les deux metteurs en ondes, Matthieu Garrigou-Lagrange et Jean-Claude Loiseau, lui laissent le mot de la fin. C’est le 9 décembre 1985, une seul journaliste française (Marianne Alphant pour Libération) a fait le déplacement pour écouter son discours de réception du Prix Nobel de littérature. Claude Simon parait un peu ému:

« Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Sur les sentiments que peut éprouver un lauréat distingué par l’Académie royale suédoise, l’un de mes « confrères Nobel », comme nous appelle le docteur André Lwoff dans une lettre qu’il a eu la gentillesse de m’adresser, s’est on ne peut mieux expliqué:

« La recherche étant un jeu, écrivait-il dans son remerciement, il importe peu, en théorie tout au moins, que l’on gagne ou que l’on perde. Mais les savants » (et je dirais aussi les écrivains), « les savants, donc, possèdent certains traits des enfants. Comme eux ils aiment gagner et comme eux ils aiment être récompensés », à quoi André Lwoff ajoutait: « Au fond de lui-même, tout savant (tout écrivain, dirais-je encore) « désire être reconnu ».

Et, si j’essaie d’analyser les composantes multiples de cette satisfaction par certains côtés puérile, je dirais que s’y mêle une certaine fierté qu’au-delà de ma personne l’attention se trouve ainsi attirée sur le pays qui pour le meilleur et malgré le pire est le mien et où il n’est pas mauvais que l’on sache que, en dépit de ce pire, existe comme une obstinée protestation, dénigrée, moquée, parfois même hypocritement persécutée, une certaine vie de l’esprit, qui, en soi, sans autre but ni raison que d’être, fait encore de ce pays un des lieux où survivent, indifférentes à l’inertie ou parfois même à l’hostilité des divers pouvoirs, quelques-unes des valeurs les plus menacées aujourd’hui. »

(Discours de Stockholm, Pléiade, p.887, légèrement modifié, fidèle ici à la version orale)