Les bains à Riva (2): Trieste

26 septembre 2012

W. G. Sebald, Vertiges, p.132

La ville est déjà plongée dans le noir.

(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)

Franz Kafka, Journal, 25 juin 1914

Une apparition se préparait, qui allait me libérer.

(LP, traduction Marthe Robert)

Suite des allers-retours Sebald-Kafka à partir du troisième récit de Vertiges, « Le Dr. K va prendre les bains à Riva » (1). J’ai mis un peu de temps à retrouver la source de l’épisode triestin, qui ne figure ni dans les Lettres à Felice de l’automne 1913, ni dans le Journal de la même période. Tout juste Kafka fait-il allusion, dans une carte postale datée du 15 septembre, au voyage en bateau

léger mal de mer qui m’a pris lors de la traversée

de Trieste à Venise, où il reste quelques jours à l’hôtel Sandwirth, sur la Riva degli Schiavoni. J’y reviendrai.

Après une recherche sommaire sur internet (« Kafka + Trieste »), c’est dans la traduction anglaise du premier tome de la biographie de Kafka par Reiner Stach (2) que j’ai fini par comprendre le fin mot de l’histoire. Sebald, nous dit Stach, aurait en fait fondé son récit sur une entrée du Journal postérieure de plusieurs mois au voyage en Italie du Nord, celle du 25 juin 1914, dans laquelle Kafka consigne un rêve de la nuit passée. Démarche «pleine d’esprit», sans doute, mais «plainly short on empiricism», juge le biographe (pourquoi, pendant qu’on y est, ne pas lui faire rencontrer Joyce et Svevo dans les rues de Trieste? écrit-il encore), d’autant que le rêve aurait fort bien pu se dérouler à Venise.

W. G. Sebald, Vertiges, p.132-133

Franz Kafka, Journal, p.370-372

A l’hôtel, il s’allonge sur le lit et les bras croisés derrière la tête regarde

je levai les yeux

le plafond. Des cris isolés parviennent

poussés de force à l’intérieur

dans la chambre à travers les rideaux agités par la brise. Le Dr K. sait qu’il existe dans cette ville un ange d’airain qui tue les voyageurs venus du Nord et il songe à sortir. Aux frontières de la fatigue serinante et du demi-sommeil, il parcourt les ruelles du vieux port et éprouve sous sa peau la sensation de l’homme libre qui, attendant sur le bord du trottoir, flotte légèrement au-dessus du sol. Les reflets mouvants de la lumière sur le plafond

Enfin, enfin, si je ne me trompais pas, cette chambre secouée en tous sens par moi commençait à bouger.

lui signalent que d’un instant à l’autre celui-ci va être percé, va s’ouvrir sur quelque chose. Déjà

Cela commençait sur les bords du plafond blanc garni de

l’enduit se désagrège

fragiles moulures de plâtre. De petits moellons se détachèrent et tombèrent comme par accident sur le plancher, claquant de temps à autre d’un coup sec.

et dans un nuage de poussière de plâtre

chute du mortier

descend lentement, au cœur de la pénombre, une silhouette drapée de voiles bleutés retenus par des lanières d’or,

linges d’un violet bleuâtre ornés de cordons d’or

parée de grandes ailes blanches à l’éclat diapré de la soie, brandissant à l’horizontale un glaive dans sa dextre. Un ange,

« Tiens , un ange ! pensai-je

véritablement, pensa le Dr K. une fois qu’il eut réussi à reprendre son souffle ; toute la journée il a volé vers moi

il vole à ma rencontre toute la journée, et moi incrédule, je ne le savais pas

et dans mon incrédulité je n’en ai rien su. Maintenant il ne va pas tarder à m’adresser la parole,

il va me parler. »

pensa-t-il en baissant les yeux. Mais quand il les releva, l’ange, qui pendait maintenant assez bas sous le plafond refermé, n’était plus un ange vivant, mais seulement

une statue de bois peint

ce n’était plus un ange vivant, simplement une figure de proue en bois peint

provenant d’un éperon de navire,

comme celles qu’on voit suspendues au plafond des tavernes à matelots.

comme on en voit accrochées dans les bars à matelots. Le pommeau du glaive était sculpté pour servir de bougeoir et retenir

recueillir

les coulures

gouttes

du

de

suif.

Rien de plus.

Images: Elles sont toutes de Frédéric Pajak, tirées de la superbe biographie de Joyce, Humour, PUF, 2001, coécrite avec Yves Ternet.
Notes:
(1) Pour une présentation de cette série, voir le premier épisode.
(2) Reiner Stach, Kafka: The decisive years (Kafka: Die Jahre der Entscheidungen, 2004), 2006, traduit de l’allemand par Shelley Frisch.

Les bains à Riva (1): Vienne

6 septembre 2012

Franz Kafka, Lettres à Felice,  p.527

Au lieu de supplier mon directeur à genoux de m’emmener à Vienne, que ne l’ai-je supplié de ne pas m’emmener.

(TII, Gallimard, 1972, traduit par Marthe Robert)

W. G. Sebald, Vertiges, p.130

Le plus pénible est peut-être de continuer vaille que vaille.

(Actes Sud, traduction de Patrick Charbonneau)

Martin Klebes, « Infinite Journey : from Kafka to Sebald », p.133

To trace these internal states back to Kafka’s letter to Felice or to his diary is either to fall into a trap or to set up a trap oneself.

(in J.J. Long et A. Whitehead, W.G. Sebald – A critical companion, p.123-139, UWP, 2004)

J’ai ce rêve borgésien de livres entiers composés d’un livre et des livres qui l’ont inspiré d’une manière ou d’une autre, ou qu’il a inspiré, ainsi que des livres d’où ces derniers sont nés, ou auxquels ils ont eux-mêmes donné naissance. Et ainsi de suite. Leurs lignes seraient entremêlées et disposées successivement au gré des citations, emprunts, plagiats, clins d’oeil. Apparaîtraient sans doute, si l’on prend soin de choisir le bon point de départ, des livres sans fin – comme des miroirs se reflètent.

En dépit de l’avertissement formulé plus haut par Martin Klebes, c’est guidé par cette idée – ici illustrée en sa première étape – que je me suis amusé à rechercher les sources littérales du troisième récit de Vertiges, faisant à cette occasion, de Sebald à Kafka, le voyage inverse (mais tout aussi infini) de celui que l’universitaire américain propose. À sa manière si caractéristique, et déjà éprouvée dans le premier récit, « Beyle ou le singulier phénomène de l’amour » – où il fait entendre, mêlée à sa prose, transformée, et pourtant toujours sensible, celle d’Henry Beyle/Stendhal – Sebald retrace un court épisode de la vie de Kafka: le séjour à Riva, au bord du Lac de Garde, en septembre 1913, que ce dernier a relaté dans son journal et surtout dans ses lettres à Felice.

Au cours de cette série, les lignes de Kafka apparaîtront en grisé, sous forme de citations introduites comme des échos – ou des fantômes – dans celles celles de Sebald. Parfois, elles prendront le dessus, et ce sont alors les fragments de Sebald qui viendront hanter ceux de Kafka.

Vertiges, p.129-131

Lettres à Felice, T2, p.523-530

« Le samedi 6 septembre 1913, le vice-secrétaire de la compagnie pragoise d’assurance ouvrière, le Dr K. , est en route pour Vienne, où il doit assister à un congrès sur le secourisme et l’hygiène.

Hier au dernier moment on a tout de même décidé que j’irai.

Dehors, c’est déjà la gare de Heiligenstadt. Sinistre, vide, avec des trains vides.

vide avec des trains vides

Rien que des stations de bout de ligne. Le Dr K. sait qu’il aurait dû supplier à genoux le directeur de ne pas l’emmener avec lui. Mais maintenant il est trop tard.

Si je pouvais annuler ces journées à Vienne – et cela jusqu’à la racine -, ce serait le mieux.

A Vienne, le Dr K. s’installe à l’hôtel Matschakerhof, par sympathie pour Grillparzer, qui y déjeunait

« très simple, mais bon », comme dit Laube, son biographe.

tous les midis. Un acte de piété

qui malheureusement s’avère inefficace. La plupart du temps, le Dr K. se sent très mal. Il souffre d’oppression et de troubles visuels.

je me suis mis des compresses sur le front

sur la tête,

ce qui ne m’a pas empêché de me retourner inutilement en tous sens

Insomnie impitoyable.

reste longtemps debout près de la fenêtre à regarder par la ruelle et souhaite se retrouver

couché

quelques étages plus bas, sous terre.

quelques étages plus bas sous terre.

Bien qu’il  décommande autant qu’il le peut, il se retrouve, lui semble-t-il, constamment au milieu d’une foule effrayante de gens.

un nombre de gens effrayant

Assis comme un fantôme

je joue à leur table le rôle du revenant

à leur table, l’angoisse l’étreint et il se croit percé à jour par chaque regard qui l’effleure.

Il est impossible,

impossible de tout dire, et impossible de ne pas tout dire. Impossible de garder sa liberté, impossible de ne pas la garder.

note-t-il le lendemain,

J’y pensais dans le train tout en bavardant avec P.

de mener la seule vie possible,

je veux dire vivre ensemble, chacun libre, chacun pour soi, n’être marié ni extérieurement ni réellement, être simplement ensemble

de vivre en communauté avec une femme, chacun libre, chacun pour soi, mariés ni extérieurement ni réellement, de seulement être ensemble

et avoir fait par là le dernier pas possible au-delà de l’amitié virile,

le seul pas possible pour dépasser l’amitié masculine

tout contre la frontière qui m’est assignée, là où le pied se met déjà en mouvement.

le pied qui va l’écraser.

Dans le tramway, il ressent soudain une violente aversion pour Pick,

bavardage stupide

dans l’ensemble, un très brave homme

parce que celui-ci a une petite faille désagréable dans sa personne

son caractère

par laquelle parfois, constate à présent le Dr K., son être ressort

en rampant tout entier

tout entier. L’irritation du Dr K. s’exacerbe encore

Pitié et ennui

lorsqu’il s’avère qu’Ehrenstein, tout comme Pick, porte une moustache noire et pourrait presque être son frère jumeau.

Comme deux gouttes d’eau, ne peut s’empêcher de penser le Dr K. Sur le chemin du Prater, la compagnie des deux hommes lui apparait de plus en plus comme une monstruosité, et sur le lac aux Gondoles, déjà, il se sent complètement prisonnier. C’est une faible consolation de voir qu’ils le ramènent à terre. Ils auraient pu tout aussi bien l’assommer

Maux de tête continuels.

à coups de rame. Lise Kaznelson,

Lise Weltsch

qui est aussi de la partie,

traverse à présent la forêt vierge sur un manège.

« Un jour dans la jungle » (de quel air emprunté elle se tient en haut, sa robe qui se gonfle

bouffante

bien faite, lamentablement portée).

Le Dr K. la voit perchée, là-haut, désemparée,

Ma compassion pour ces sortes de filles

Quand tous ensemble, par plaisanterie, ils  se font photographier en passagers d’un aéroplane survolant la grande roue et les flèches de l’église votive, le Dr K., à son propre étonnement, est le seul qui, à cette hauteur, parvienne encore à esquisser un semblant de sourire.

Photographie, tir, manège. »