Les années

Pierre Bergounioux, Carnet de notes 1980-1990, p.7

Ma 16.12.1980

Levé avec une heure de retard. Paul, qui pousse une dent, nous a tenus éveillés longtemps, cette nuit.

Commandé L’Histoire universelle des explorations.

Ce cahier parce que je sens que s’effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il ne subsiste plus, avec l’éloignement, que des blocs de quatre ou cinq années teintées grossièrement dans la masse. J’aimerais bien avoir conservé quelques lignes du temps d’avant – d’avant la conscience du monde et de soi, de la fièvre et de l’urgence, de la certitude de mourir. Mais c’est parce qu’elle m’étaient épargnées que je n’ai pas éprouvé le besoin de rien noter.

(Verdier, 2006)

Carnet de notes 2001-2010, p.1263

Ve 31.12.2010

Le ciel bas, la froide grisaille font écho à la désolation de l’âge qui est désormais le mien.

(Verdier, 2012)

C’est la fin du troisième Carnet de notes, découvert début janvier dans ma librairie favorite, avec d’autant plus d’émotion que j’avais entamé, depuis quelques mois, une nouvelle relecture – à petites doses celle-là – de la première décennie de son journal. Je retrouve, coulées dans le même moule, les notes prises quotidiennement ou presque, relation scrupuleuse des travaux et des jours, dans une langue dont la perfection hors d’âge confère de l’exotisme aux événements les plus banals, exprime l’essence tragique des petits et grands malheurs. On pourrait s’amuser, d’un volume l’autre, à mélanger les jours et les années. Le style et les soucis demeurent, intacts. Il n’y a en un sens ni début, ni fin, seuls le cycle des saisons, les allers-retours, le sentiment de la perte.

Par exemple: de quand dater ce crépuscule matinal ?

Levés à cinq heures et demie. Nous descendons en Corrèze mais c’est pour y rencontrer d’autres motifs de tristesse. Je ne vois plus que désolation, partout. J’ai trop vécu.

Du 22.12.1989. Le premier tome.

Les Carnets m’accompagnent depuis ce printemps 2006 qu’ils ont commencé de paraître et que j’ai lu ces premières lignes que je cite en exergue. Un moment de ma vie où je ne pouvais pas ne pas m’y reconnaître. J’avais trente ans, j’étais (je suis toujours) enseignant, mon fils Pierre poussait une dent, etc…. Et puis le temps du livre a creusé, en neuf cent cinquante pages et quelques jours, dix ans entre nos deux vies. J’y suis par la suite retourné maintes fois, pour éprouver à nouveau mêlées la sensation du retour et celle de l’éloignement. Depuis ce mois de mars d’il y a bientôt six ans, parmi les quelques règles tacites et bien peu contraignantes qui rythment mon existence, s’est ajoutée celle-ci : chaque année au moins une année, au hasard, des Carnets de notes. Parfois, c’est une des deux décennies entières qui y passe, et ce « parfois », souvent dans les moments difficiles.

Dans ce dernier volume, Bergounioux creuse encore l’écart de l’âge, mais il me rejoint au moment où je le découvrais,

Lu 6.3.2006

J’arrive à la Maison de la radio, entre par la porte B. Marianne Alphant est déjà là. Geneviève Méric vient nous chercher. Rejoints par Tiphaine Samoyault et un jeune critique. On se rend au cinquième étage où nous attendait Pascale Casanova. Je n’avais pas compris que la totalité de l’émission porterait sur le Carnet, ce qui me gêne et me rend gauche, brouillon.

à d’autres que j’ai le souvenir d’avoir vécus comme lui,

Je 24.1.2002

Ronan Calan m’appelle vers une heure pour m’annoncer la mort de Pierre Bourdieu. J’en éprouve un douloureux chagrin. Toute la journée en sera obscurcie. C’est l’esprit majeur de notre temps qui nous quitte, sans avoir eu son jour.

se rejoint lui-même dans l’écrivain qu’il aspirait à être, qu’il est devenu. Se rattrape définitivement, dans sa dernière année, quand il retranscrit, de ses cahiers à l’ordinateur, les mois qui viennent tout juste de s’écouler, et prend doublement la mesure du mal qui attaque son corps et accable son esprit.

Aucune œuvre ne m’a donné ces dernières années le sentiment, la sensation du temps, si ce n’est, sur un mode tout différent, ramassé, accéléré, surplombant, Les Années d’Annie Ernaux.

Lu 4.2.2008

Je le lis avec la sensation de parcourir, mais chaussé de bottes de sept lieues, tout ce à quoi nous avons été mêlés et qui s’en est allé, si bien que presque plus rien ne rappelle, aujourd’hui, les paysages que nous avons découverts, traversés, le goût de ce qui fut, à n’en pas douter, la réalité.

Non pas simplement le temps qui passe, en réalité, mais le temps comme matière épaisse et ductile : cette « masse » dont parle Bergounioux, dans laquelle on sculpte, tant bien que mal, la forme d’une vie.

Trajectoires de transfuges, parallèles, seulement décalées de quelques années, qui ont mené deux êtres venus de la périphérie géographique et sociale à devenir des professeurs de banlieue parisienne, vite déçus, désillusionnés, bientôt en quête de s’appartenir dans l’écriture,

Les Années, p.158

Parce que dans sa solitude retrouvée elle découvre des pensées et des sensations que la vie en couple obnubile, l’idée lui est venue d’écrire « une sorte de destin de femme », entre 1940 et 1985, quelque chose comme Une vie de Maupassant, qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire, un « roman total » qui s’achèverait dans la dépossession des êtres et des choses, parents, maris, enfants qui partent de la maison, meubles vendus.

(Gallimard, 2008)

mais obligés de disputer au temps domestique le temps nécessaire à ce qu’Ernaux appelle les « vraies pensées », celles qui peuvent un jour mettre en branle la machine littéraire

Les Années, p.99

C’est l’approfondissement de sensations fugitives, impossibles à communiquer aux autres, tout ce que, si elle avait le temps d’écrire – elle n’a même plus celui de lire -, serait la matière de son livre.

Deux écrivains qui tentent de dire le temps d’une vie dans le temps du monde social, sans sacrifier à ce que Bourdieu nomma dans un de ses plus beaux textes « l’illusion biographique », tenant le point de vue d’en haut et celui d’en bas, à ceci près qu’Ernaux écrit après, Bergounioux pendant, plongé au milieu de ses semblables dans la position du reclus. L’œil ouvert, mais de plus en plus affligé par ce qu’il voit.

Me 16.5.2007

Un peu plus tard, à la station-service, le type qui s’approvisionnait à la pompe voisine, démarre en trombe pour me passer devant dans la file d’attente au guichet. Sur sa figure, le sourire heureux, irrépressible de qui a réussi son coup, se réjouit du petit préjudice profitable qu’il vient de perpétrer. C’est cette détérioration des mœurs, cette dégradation de la moralité publique qu’entérine l’élection de Sarkozy. Il est comme ces gens. Ils se retrouvent en lui.

Me 14.11.2007

Il me semble faire, continuellement, l’expérience des grands écroulements à quoi ressemble la marche du temps lorsqu’on atteint un certain âge.

Au cours de cette dernière décennie, fidèle reflet des précédentes, Pierre Bergounioux a passé le plus clair de son temps à écrire, lire

Sa 20.8.2005

Je lis Le Naufragé de Th. Bernhard

Ma 30.8.2005

Je lis Mon année dans la baie de personne de P. Handke

Sa 21.6.2003

Je lis, pour la troisième fois, Le Sens pratique, qui est sans doute l’ouvrage philosophique majeur du XXème siècle.

Di. 14.3.2010

Osselets de F.-Y. Jeannet

Sa 9.9.2006

Je lis Austerlitz de Sebald

en silence.

Je 16.9.2004

J’ai pu dire dix mots dans la journée, à l’employée du rayon de charcuterie et à la caissière. Ça me suffit, désormais.

Il a continué à enseigner, comme on boit une potion amère,

Ve 20.6.2003

Oui, j’ai eu le sentiment persistant, depuis septembre, de m’adresser à des êtres privés non seulement de raison mais aussi et surtout de compréhension, du minimum requis d’empathie, de pour-autrui, de compassion. Ce sont les deux principales facultés, l’esprit et le cœur, que les conditions d’existence dont ils sont le produit ont altérées, atrophiées.

s’est inquiété, beaucoup

Di 13.5.2001

Je songeais, ce matin, sur le boulevard Montparnasse, que près de vingt ans s’étaient écoulés depuis que Paul était tombé malade et que, chaque jour, pendant trois semaines, nous nous étions tenus à son chevet, à l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul.

3.10.2003

Ceux que j’aime sont sur les routes

endeuillé, à creuser un ulcère dans son corps déjà maigre.

Trente ans entre les lignes écrites à la fin de 1980 et celles qui closent ce troisième volume.

Le doute s’est installé.

Me 11.6.2008

Il me semble avoir perdu la capacité de lire douze à quatorze heures d’affilée comme je faisais, depuis toujours.

Ma 29.89.2006

Prétendre garder trace, comme je fais, du passé relève de l’enfantillage.

Di 26.12.2010

Il était raisonnable, quand j’étais jeune, de garder  trace de ce que j’avais découvert, pour celui que je serai plus tard. Mais depuis quelque temps, les signes de la fin se multiplient et j’ai bien peur de n’avoir plus l’usage de ce registre.

Cathy, la « fée de son adolescence », veille toujours.

Paul et Jean ont grandi.

Images: Dürer, Mélancolie;  Annie Ernaux, archives privées, 1962-63, reproduite dans l’édition Quarto de ses oeuvres chez Gallimard; Photogramme du film le Temps des grâces de Dominique Marchais, édité par Capricci; les deux autres photos de Pierre Bergounioux sont d’Olivier Roller, la sculpture de Pierre Bergounioux.

7 Responses to Les années

  1. nuno dit :

    Merci pour ce merveilleux billet qui rechauffe le coeur. Je lis Description d´Olonne et dois à vous cette magnifique découverte.

    Bergounioux a l´air très lucide, droit, charmant, sauf pour ce qui concerne la philosophie, où sa remarque sur Bourdieu frôle, pardonnez-moi, le ridicule sans mesure.

  2. Oui, lire le « Carnet de notes » de Pierre Bergounioux est une richesse.

    Même si, pour ma part, à lire son presque consubstantiel (en effet ! Sébastien…) penchant mélancolique qu’aggravent encore les années qui filent et certaines usures (de tout bonhomme : le corps s’use, les facultés de l’esprit peuvent se ralentir…), c’est d’abord une (amicale !) pulsion de consolation qui me vient ; j’ai envie de lui dire : relis donc plutôt Montaigne, cher Pierre, en commençant par son dernier chapitre, « De l’expérience » (Essais, III, 13). « Pour moi donc j’aime la vie, et la cultive _ voilà l’important ! _ telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer » ; un peu après la sublime analyse de l’expression « passer le temps »…

    Je n’ai pas commencé à lire le « Carnet » de cette nouvelle décennie, et d’un siècle nouveau. Je n’ai fait que la parcourir très vite, remarquant déjà cependant cette aggravation de la pente mélancolique (forte) de Pierre Bergounioux, dont j’apprécie énormément la splendide probité. Pierre Bergounioux est un compagnon veilleur, un peu triste, qu’on voudrait chaleureusement consoler…

    J’ai aussi écrit, sur mon blog Mollat, des remarques voisines sur cet autre candidat à la pente mélancolique qu’est Jean Clair…
    On pourra aussi (ou encore) écouter le podcast de mon entretien avec lui à propos de son merveilleux « Dialogue avec les morts », en mai (2011) dernier, à la librairie Mollat : http://www.mollat.com/player.html?id=21320675

    Et aussi se délecter de « La Traversée des catastrophes » de Pierre Zaoui (aux Editions du Seuil) : éminemment salutaire !

    Titus Curiosus

  3. jdk dit :

    La seule chose que je note, quant à moi, à propos de Bergounioux dont je n’ai jamais lu que La Mort de Brune dont il faut bien dire que le propos ne m’a pas laissé un très grand souvenir, c’est que c’est un homme qui parle à peu près au niveau de l’écriture : qui s’exprime aux micros comme s’il avait un stylo à la main ; effet étrange, parfois saisissant, parfois comique, parfois curieux ; comme on dit aujourd’hui, j’ai un peu de mal avec Bergounioux. (Question subsidiaire : comment peut-on lire jusqu’au bout un livre de Frédéric-Yves Jeannet, que j’avais abordé par la face sud à cause de Michel Butor, à cause de sa relation à Michel Butor, et qui est tout de même insupportable & pompeux ?… (Ce qui n’est pas insupportable ni pompeux, par contre, c’est Le Comte de Monte-Cristo, dont j’avais une image assez vague, et que je découvre avec étonnement.))

  4. Sebastien Chevalier dit :

    Les commentateurs sont en forme: un coup pour Bourdieu, un coup pour Bergounioux, et on achève bien Jeannet. Bon. Que dire? Que je préfère le Bergounioux des carnets à celui des récits, c’est sûr; que je tiens moi aussi Bourdieu pour un philosophe important, mais qu’il faut toujours se méfier des palmarès de ce genre, et que je ne suis pas philosophe; que la pompe de Jeannet me parait totalement justifiée, essentielle même, moi qui n’aime pas la pompe en règle générale. Qu’Alexandre Dumas, comme la plupart des grands classiques du XIXème, me tombe des mains, et que je viens d’en lire une explication limpide, répétée de quatre manières différentes, dans les Quatre conférences de Claude Simon que Minuit vient de publier. Mais je vous laisse aller y voir (on sera au moins d’accord sur l’oeuvre de Claude Simon), et je vous remercie quand même d’être passé par là.

  5. julien dit :

    Ah oui ? Jeannet, vraiment ?… L’homme qui regrette amèrement de n’être pas au-dessous du volcan… (Enfin, si ça vous plaît, il y a une correspondance de Butor et Jeannet reproduite dans « Transit » mais c’est un livre qui coûte cher.) Après avoir laissé mon commentaire, je me disais que peut-être, au lieu de parler d’Alexandre Dumas dont j’étais certain que vous ne l’aimeriez pas (et que je n’avais jamais lu, pour ma part, avant que d’être pris par Le Comte de Monte-Cristo (c’est trop drôle, vous savez, Le Comte de Monte-Cristo)), j’aurais dû vous parler du livre dont la lecture m’a agacé et enchanté de bout en bout, j’aurais dû vous parler de « Héros et tombes » d’Ernesto Sabato, qui est, et de loin, parmi mes lectures des six derniers mois, le livre qui m’a le plus profondément marqué.

  6. Yvan. A.L dit :

    Je reviens après quelques mois à vos propres notes, encore une fois vos rapprochements sont lumineux. Merci.

  7. vigne dit :

    oui, bergounioux est mélancolique. alex Dumas tonique, les premieres pages de giono, d’aragon aussi. mais au bout d’un moment, je reviens vers un écrivain mélancolique, phraseur, lichtenberg par exemple….c’est la meme chose avec les aliments.