De la destruction (6): que la guerre est jolie (2)

13 octobre 2012

À un moment, Jean Echenoz s’interroge :

14,  p.79

Tout cela ayant déjà été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant.

(Minuit, 2012)

Et puis finalement

p.82 :

C’est alors qu’après les trois premiers obus tombés trop loin, puis vainement explosés au-delà des lignes, un quatrième percutant de 105 mieux ajusté a produit de meilleurs résultats dans la tranchée : après qu’il a disloqué l’ordonnance du capitaine en six morceaux, quelques-uns de ses éclats ont décapité un agent de liaison, cloué Bossis par le plexus à un étai de sape, haché divers soldats sous divers angles et sectionné longitudinalement le corps d’un chasseur-éclaireur. Posté non loin de celui-ci, Anthime a pu distinguer un instant, de la cervelle au bassin, tous les organes du chasseur-éclaireur coupés en eux comme sur une planche anatomique, avant de s’accroupir spontanément en perte d’équilibre pour essayer de se protéger, assourdi par l’énorme fracas, aveuglé par les torrents de pierres, de terre, de nuées de poussière et de fumée, tout en vomissant de peur et de répulsion sur ses mollets et autour d’eux, ses chaussures enfoncées jusqu’aux chevilles dans la boue.

Image: Otto Dix, Totentanz, 1917

De la destruction (5): comme élément de l’histoire naturelle

10 octobre 2012

Thomas Bernhard, Corrections, p.379-380 :

A Altensam, la nuit, la voracité des vers du bois l’a empêché de dormir, partout et la nuit, comme il est naturel, la finesse de son ouïe et son cerveau ultra-sensible lui ont fait entendre avec la plus grande netteté le ver du bois au travail ; dans les lattes et sous les lattes du plancher, dans les armoires et les commodes, principalement dans toutes les armoires à tiroirs, selon Roithamer, dans les portes et les croisillons des fenêtres et même dans les pendules, dans les chaises et les fauteuils, il a toujours pu distinguer exactement où et dans quel objet, dans quel meuble un ver du bois était au travail ; effectivement le ver du bois s’était même déjà creusé une galerie dans son propre lit ; pendant qu’il restait éveillé dans son lit toute la nuit, ainsi écrit Roithamer, il avait suivi, il avait été obligé de suivre le travail des vers du bois avec l’attention la plus grande, il avait respiré l’odeur douceâtre de la poussière de bois fraîche et il avait dû constater avec accablement qu’au cours des années des milliers, il se peut des dizaines et des centaines de milliers de vers du bois s’étaient attaqués à Altensam pour, comme il avait été toujours forcé de le penser durant la nuit, ronger Altensam, grignoter et ronger Altensam jusqu’à la dernière parcelle, et le ronger tout le temps nécessaire jusqu’à ce qu’en un seul instant, qui peut-être ne se fera pas tellement sentir, il s’effondre sur ses bases.

(Gallimard, L’Imaginaire, traduction Albert Kohn)

W. G Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.259-260:

Bientôt, on fut obligé d’abandonner les étages supérieurs voire des ailes entières et de se retirer dans quelques pièces encore praticables au rez-de-chaussée. Les fenêtres des étages condamnés se ternirent derrière les toiles d’araignées, la pourriture sèche gagna du terrain, les insectes transportèrent les spores du champignon jusque dans les angles les plus reculés, des moisissures brunes violacées et noires présentant des formes monstrueuses, parfois grandes comme des têtes de bœufs, apparurent aux murs et aux plafonds. Les planchers commencèrent à céder, les charpentes des toitures à ployer. Boiseries et cages d’escalier, depuis longtemps pourries en dedans, tombaient parfois dans la nuit en poussière jaune soufre. Les catastrophes, sous forme de soudains effondrement intervenant le plus souvent après de longues périodes de pluie ou de sécheresse ou, d’une manière générale, lorsque le temps changeait, se produisaient au beau milieu de ce processus de désagrégation rampant, devenu pour ainsi dire la norme, donc quelque chose qu’on ne percevait même plus et dont la progression d’un jour à l’autre était d’ailleurs pratiquement imperceptible.

(Actes Sud, traduction de Bernard Kreiss)
Image: Summerhill House, à ce qu’il semble, dans Les Anneaux de Saturne, p.259: « où l’impératrice d’Autriche Elisabeth avait coulé autrefois des jours heureux. »
Les autres billets de cette série en cours sont ici.

De la destruction (4): que la guerre est jolie

27 mars 2011

Charles Péguy, Notre jeunesse (1910)

Quand une grande guerre éclate, une grande révolution, cette sorte de guerre, c’est qu’un grand peuple, une grande race a besoin de sortir; qu’elle en a assez; notamment qu’elle en a assez de la paix. C’est toujours qu’une grande masse éprouve un violent besoin, un grand, un profond besoin, un besoin mystérieux d’un grand mouvement.

Revue La Voce (août 1914)

Le mystère de la génération d’un nouveau monde européen s’accomplit. La civilisation ne meurt pas! Elle recule pour mieux sauter. Elle plonge dans la barbarie pour mieux rajeunir.

Stefan Zweig, Le monde d’hier (1934-1942)

Je dois à la vérité avouer que dans cette première levée des masses, il y avait quelque chose de grandiose, d’entraînant, et même de séduisant, à quoi il était difficile de ses soustraire. Et malgré toute ma haine et toute mon horreur de la guerre, je ne voudrais pas être privé dans ma vie du souvenir de ces premiers jours; ces milliers et ces centaines de milliers d’hommes sentaient comme jamais ce qu’ils auraient dû mieux sentir en temps de paix: à quel point ils étaient solidaires. (…) Chaque individu éprouvait un accroissement de son moi, il n’était plus l’homme isolé de naguère, il était incorporé à une masse, il était le peuple, et sa personne, jusqu’alors insignifiante, avait pris un sens.

Blaise Cendrars, La main coupée (1946)

Je m’empresse de dire que la guerre ça n’est pas beau et que, surtout, ce qu’on en voit quand on y est mêlé comme exécutant, un homme perdu dans le rang, un matricule parmi des millions d’autres, est par trop bête et ne semble obéir à aucun plan d’ensemble mais au hasard. A la formule marche ou crève on peut ajouter cet autre axiome: va comme je te pousse! Et c’est bien ça, on va, on pousse, on crève, on se relève, on marche et l’on recommence. De tous les tableaux de bataille auxquelles j’ai assisté je n’ai rapporté qu’une image de pagaïe. Je me demande où les types vont chercher ça quand ils racontent qu’ils ont vécu des heures historiques ou sublimes.

(Extraits cités par Emilio Gentile dans L’Apocalypse de la modernité, La Grande Guerre et l’homme nouveau, Aubier, 2011,  traduction de Stéphanie Lanfranchi)

Dans son Apocalypse de la modernité, l’historien Emilio Gentile a réuni l’anthologie déprimante de l’une des plus grandes faillites intellectuelles de l’histoire de l’humanité, transcendant les clivages politiques et les frontières nationales, emportant les artistes et les hommes de sciences, mobilisant les esprits les plus rationnels comme les plus sceptiques ou les plus religieux: Charles Péguy, Emile Durkheim, Henri Bergson, Giuseppe Prezzolini, Filippo Marinetti, Vladimir Maïakovski, Stefan Zweig, Thomas Mann, Ernst Jünger, Max Weber, Robert Musil, Franz Marc… A la veille de 1914 et dans les  semaines qui suivirent le début de la Grande Guerre, ce sont, à quelques exceptions près (Bertrand Russell, Romain Rolland), tous les membres de la République des lettres européenne, unis pour l’occasion, qui participèrent à la grande beuverie des grands mots creux et sonores, auxquels ils ajoutèrent souvent des majuscules pour les rendre encore plus sonores et plus creux : Apocalypse, catastrophe, Bête, Dieu, Sodome, Gomorrhe, Armageddon, régénération, fraternité, purification, totalité, décadence, Mal, Bien, sang, fleuve (de sang), laver, jeunesse, peuple, épreuve, race, Histoire,  communauté, merveilleuse, acier, feu, etc…

Confrontés à d’authentiques problèmes (la rivalité des nations, la solitude des grandes villes, l’étroitesse des perspectives bourgeoises, le sentiment de fragmentation de toute réalité), ils choisirent tous la solution la plus paresseuse, celle qui se trouvait pour ainsi dire à portée de main et trainait partout, l’idée reçue dans toute sa splendeur:  l’Europe avait besoin d’une bonne guerre, une bonne saignée la remettrait sur pied comme les malades en des temps réputés moins positifs. Tous y croyaient comme des enfants jouant aux petits soldats – en fait bien plus que des enfants, qui savent ou devinent qu’ils ne font que jouer  -, trépignant d’aller au combat « pour de vrai » ou d’y envoyer d’autres qu’eux, souvent moins savants, moins enthousiastes aussi, mais plus clairvoyants. Tous attendaient de ce conflit une grande révélation. Pourtant tous limitèrent leur prophétie à la description ce que Gentile appelle une « apocalypse mutilée », c’est-à-dire une fin du monde amputée de son « après ». Car autant les voluptueuses peintures du déchainement de violence à venir étaient précises et détaillées dans leur bouche, sur leurs toiles ou sous leur plume, autant les contours du monde et les traits de l’homme nouveaux qui devaient en sortir étaient flous, et pour cause.

Finalement la guerre eut lieu. Comme toujours elle fut morne et stupide. Il n’en sortit rien d’autre que des hommes plus accablés et (ou) plus méchants.  L’abattage des corps, le viol des femmes, les exécutions de civils, la destruction des villes et des villages, des forêts et des champs, le pillage des maisons, les fusillades pour l’exemple, le deuil des familles, la promiscuité, l’attente, l’ennui, la peur, rien décidément n’avait dans la réalité quoi que ce soit de commun avec les récits de nos grands esprits élevés au nationalisme industriel, au christianisme viril et au nietzschéisme technicolor, qui se réveillèrent – quand ils se réveillèrent – entourés de ruines et de cadavres, avec la gueule de bois des lendemains de cuites adolescentes.

 

Images: Jean-Luc Godard, Les carabiniers, 1963

« En 1898… »

13 mars 2011

De la destruction (3)

Le commerce de l’eau (fin)

Emilio Gentile, L’Apocalypse de la modernité

En 1898, un écrivain américain, Morgan Robertson, publia un roman intitulé Futility, dans lequel il racontait l’histoire d’un transatlantique, le plus beau et le plus grand jamais construit, baptisé Titan. Il mesurait 424 mètres de long, jaugeait soixante-dix mille tonnes, était muni de trois hélices et pouvait atteindre une vitesse de vingt-cinq nœuds. Dans son voyage d’inauguration, le Titan emportait à son bord une foule de riches passagers. Le navire grandiose pouvait loger trois mille personnes environ, dont les chaloupes de sauvetage ne pouvaient accueillir qu’une petite partie ; et l’on ne voyait aucune raison à en prévoir davantage, car le Titan était considéré comme « insubmersible ». Par une froide nuit d’avril, dans les eaux de l’Atlantique Nord, après la collision avec un iceberg, le transatlantique insubmersible sombra. Le titre du roman se voulait une allusion, dans l’esprit de cette fin de siècle, à la vanité de toutes les choses humaines.

Six ans auparavant, en 1892, donc, William T. Stead avait lui aussi écrit un récit sur le naufrage d’un navire, intitulé From the Old World to the New. Le journaliste imaginait qu’il voyageait à bord d’un navire colossal, admiré de tous pour son luxe et ses merveilles techniques, qui se brisa contre  un iceberg et fut englouti par la mer. La morale de ce récit était moins solennelle que celle du romancier américain : Stead voulait simplement attirer l’attention sur le risque que représentaient ces montagnes de glace flottantes pour les navires qui traversaient l’Atlantique Nord, et aussi sur la nécessité de pourvoir les navires d’un nombre de chaloupes adapté à celui des passagers. C’était une question largement débattue à cette époque, mais on n’était pas encore parvenu à une législation internationale pour garantir la sécurité des voyageurs embarqués.

Le 10 avril 1912, à midi, Stead partait réellement de Southampton pour New York à bord du Titanic, un nouveau transatlantique anglais, le plus grand navire jamais construit, qui faisait là son voyage d’inauguration. Il y avait à bord 1316 passagers, 891 hommes d’équipage, et 16 chaloupes. Le bâtiment faisait 270 mètres de long, jaugeait soixante-dix mille tonnes, était propulsé par trois hélices à la vitesse maximale de vingt-cinq nœuds. Ses constructeurs l’avaient dit « insubmersible » – comme l’était l’Empire britannique. Son chargement le plus précieux était un groupe de passagers dont les patrimoines montaient en tout à 250 millions de dollars, et une copie à la valeur inestimable du poème Ruba’iyyat du grand poète persan Umar Khayyam.

(Aubier, « Collection historique », 2011, p. 119-120, traduit de l’italien par Stéphanie Lanfranchi)

Au tournant du siècle dernier, nous dit Emilio Gentile, les hommes d’esprit interrogeaient les signaux contradictoires émanant de la civilisation européenne qui semblait alors atteindre son point de rayonnement le plus élevé en même temps qu’elle était menacée de dégénérescence, travaillée par des tendances suicidaires apparemment incontrôlables. Certains s’en inquiétaient, annonçant la fin du monde dans des anticipations angoissées, mettant en garde leurs concitoyens contre les effets destructeurs du nationalisme, surtout quand il est mis en contact avec des moyens guerriers presque sans limite; beaucoup s’en réjouissaient, cependant, considérant que la catastrophe à venir pourrait bien prendre la forme d’une apocalypse rédemptrice, se vautrant avec délice dans des descriptions fantasmées d’un grand conflit à venir, contrepoint à leur condamnation morale de l’apathie où, selon eux, menait immanquablement toute période de paix prolongée.  « Belle Époque », dira-t-on après 1918.

Image: Liberation.fr, 13 mars 2011, Un navire en construction échoué dans la ville de Kamaishi dans la préfecture d’Iwate, le 12 mars 2011. (Yomiuri Shimbun pour l’AFP)

De la destruction (2): Villes mortes

14 janvier 2010

Mike Davis, Dead cities, p.135:

« En effet ce qui se produisit dans le South Bronx – qui, comme le mettent en évidence les Wallace, « n’était même pas classé parmi les zones pauvres en 1967 » – ressemble étrangement aux deux dynamiques de mort décrites par Stewart dans Earth abides. Tout d’abord, tandis que la protection contre les incendies se dégradait, les propriétaires renoncèrent en masse à entretenir leurs bâtiments; ce qui, en retour, occasionna un accroissement de la fréquence des incendies. L’incinération rapide du coeur du South Bronx enfanta un exode de masse vers le West Bronx, où le surpeuplement, conjugué à la réduction continue des services d’incendies et des services du logement, mena à une deuxième vague de feux, qui se propagea aussi à Harlem et à certaines parties de Brooklyn. Après avoir culminé à 153 263 urgences en 1976 (alors que les incendies sérieux étaient trois fois supérieurs aux taux de 1964), la tempête de feu finit par s’épuiser d’elle-même; « le déclin des feux de structure après 1976, soulignent avec consternation les Wallace, ne représente pas la fin de la crise ou le renforcement des services d’incendie, mais plutôt la pure et simple pénurie de carburant dans les principales zones d’ « infection » incendiaire comme le South Bronx, Bushwick, etc. »

(Les prairies ordinaires, traduction de Maxime Boidy et Stéphane Roth)

Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.201

« Notre propagation sur terre passe par la carbonisation des espèces végétales supérieures et, d’une manière plus générale, par l’incessante combustion de toutes substances combustibles. De la première lampe-tempête jusqu’aux réverbères du XVIIème siècle, et de la lueur des réverbères jusqu’au blême éclat des lampadaires qui éclairent les autoroutes belges, tout est combustion, et la combustion est le principe intime de tout objet fabriqué par nous. La confection d’un hameçon, la fabrication d’une tasse de porcelaine et la production d’une émission de télévision reposent au bout du compte sur le même processus de combustion. Les machines conçues par nous ont, comme nos corps et comme notre nostalgie, un coeur qui se consume lentement. Toute la civilisation n’a jamais été rien d’autre qu’un phénomène d’ignition plus intense d’une heure à l’autre et dont personne ne sait jusqu’où il peut croître ni à partir de quand il commencera à décliner. En attendant, nos villes rayonnent encore, les feux gagnent encore du terrain. »

Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.189-190:

« De telles irruptions catastrophiques de la mer dans l’intérieur des terres se produisirent de manière répétée au cours des siècles suivants, et bien entendu, l’érosion de la côte s’accentua dans les intervalles calmes. La population de Dunwich se plia peu à peu à l’irréversibilité de cette évolution. Le combat était sans issue, on y renonça. On tourna le dos à la mer, et chaque fois que les moyens le permettaient, l’on bâtit vers l’ouest, prolongeant de génération en génération le processus de fuite en vertu duquel la ville qui se mourait lentement suivait – comme par réflexe, pourrait-on dire- l’un des mouvements fondamentaux de la vie humaine sur terre. Un nombre remarquablement élevé de nos agglomérations sont en effet tournées vers l’ouest et, pour peu que les conditions le permettent, s’étendent dans cette direction. L’est est synonyme d’absence d’issue. A l’époque de la colonisation du continent américain, notamment, on pouvait voir les villes se déployer vers l’ouest en même temps que les quartiers situés à l’est étaient abandonnés et tombaient en ruine. »

(Actes Sud, traduction de Patrick Charbonneau)

Dead cities examine la manière dont la guerre aérienne et les bombardements systématiques des populations civiles se sont imposés à l’esprit des stratèges britanniques puis américains comme un moyen efficace de remporter la seconde guerre mondiale; les trois courts essais qui composent le livre nous font découvrir le site de Dugway (étrange la consonance avec Dunwich), au milieu de l’Utah, où fut élevé un quartier Potemkine dont les Mietzkazerne n’avaient été construites en 1942 – d’après le modèle des immeubles berlinois – que pour étudier les ravages du feu et accélérer les incendies des grands ensembles ouvriers de la capitale allemande.

Ils racontent aussi la destruction par les flammes de blocs entiers de New York, l’effondrement des tours du World Trade Center, la progression de nouvelles espèces végétales, comme le buddleia davidii, dans les ruines des villes allemandes bombardées. L’ouvrage présente les tableaux apocalyptiques de romans d’anticipation comme After London de Richard Jefferies (1885), A Crystal Age, de William Henry Hudson (1887), Nouvelles de nulle part de William Morris (1890), la Guerre des airs d’H. G. Wells (1898). De la même crise fin de siècle il convoque les figures de Nietzsche et de Freud. Plus près de nous l’auteur se ressource aux utopies d’Ernst Bloch et rend hommage au travail photographique de Camilo Vergara, l’un des seuls à avoir archivé par ses clichés la progression des ruines qui a dévasté le Bronx et Harlem au coeur des années 1970.

Mike Davis incarne le rêve américain et son revers: ancien ouvrier des abattoirs, ancien camionneur, il est devenu, après avoir découvert Marx, professeur d’université, suivant le parcours inverse (à l’européenne pourrait-on dire) de Sebald, passé de l’Alma mater à la vie d’écrivain. Il fait partie de ces self-made-writers passés par tous les petits boulots, devenus les contempteurs de l’Amérique: Charles Bukowski, John Fante, Joseph Heller, Raymond Carver, la liste est aussi longue que celle des jobs complaisamment égrenés en quatrième de couverture et dans les ouvertures d’articles élogieux.

Ses études proposent des analyses hybrides et novatrices, mêlant des considérations classiques sur le zoning, les politiques fiscales, la géopolitique, à un usage décomplexé de la fiction. On retrouve le plaisir romanesque que l’on ressentait déjà à la lecture de son City of Quartz (1997) dans lequel il mettait en scène le Los Angeles des écrivains (The Day of the Locust de Nathanael West) moins pour tirer l’analyse froide des représentations d’une ville (Mike Davis ne fait pas de géographie littéraire) que pour appuyer un discours moral, parfois moralisateur, sur les dérives urbaines. Ses travaux ont eu le mérite de donner une résonance médiatique à bon nombre de sujets longtemps cantonnés à quelques niches académiques -le phénomène des nimbies (« Not in my backyard! ») dans City of Quartz; les interactions insoupçonnées entre nature et ville et la dimension géomorphologique de nos ponctions dans le sous-sol terrestre dans Villes mortes. On ne regarde pas la ville tout à fait de la même manière après ses révélations.

Dead cities, p.73:

« Depuis la fin du XIXème siècle environ, la majeure partie de l’énergie à disposition de la race humaine a été investie dans la construction et l’entretien de l’habitat urbain. Objet premier du travail humain et animal depuis huit mille ans, l’agriculture est aujourd’hui secondaire comparée au drame (littéralement) « géologique » de l’urbanisation. Les géologues estiment que l’énergie fossile actuellement dévolue à l’aménagement de la surface terrestre pour les besoins d’une population humaine de citadins en pleine explosion est géomorphologiquement équivalente, du moins à court terme, aux formes premières de l’activité tectonique planétaire: la dérive des continents et l’érosion des reliefs. »

L’idée que l’on peut faire une « histoire naturelle » de la construction et de la destruction n’est pas très éloignée des préoccupations de Sebald. Le passage sur les villes bombardées rappelle les conférences de Zurich réunies en français sous le titre De la destruction comme éléments de l’histoire naturelle. La modernité occidentale, en tournant le dos (vers l’ouest donc…) à la nature et en refusant de considérer la destruction à l’œuvre, a fait de bien des parties du monde un enfer qui fait regretter le Paradis perdu. On lit une vision orientée et prophétique (apocalyptique: une révélation) de l’histoire, considérée comme un processus d’ignition inéluctable, même si, à la différence de Sebald (chez qui le marxisme est pour le moins discret, même s’il affleure à l’occasion de descriptions de Manchester par exemple), les responsabilités du désastre sont plus clairement attribuées aux élites politiques et économiques. L’attention portée au phénomène de combustion semble-t-il spontané fait penser à bien des passages des Anneaux de Saturne. Quant au sermon, on l’entend aussi dans Austerlitz.

Sebald, Austerlitz, p.64

«  J’étais déjà au lit et Elias, assis sur un tabouret près de la fenêtre, contempla encore très longtemps ce spectacle en silence. Je crois que c’est la vision de cette vallée soudain éclairée par l’éclat du feu puis plongeant de nouveau dans les ténèbres qui lui inspira le sermon du lendemain, sur le thème de la vengeance du Seigneur, de la guerre et de la dévastation des lieux habités par les hommes, un sermon dans lequel, comme le lui dit le marguillier au moment des adieux, il s’était surpassé. O combien. L’auditoire, pendant le sermon, avait été pétrifié d’effroi, mais pour ma part la violence dépeinte par Elias n’aurait pas à ce point marqué mon esprit si dans la petite ville au sortir de la vallée, où le soir même le prédicateur devait présider à la prière, une bombe n’était tombée en plein après-midi sur le bâtiment abritant le cinéma. Les ruines fumaient encore quand nous arrivâmes. Les gens formaient des grappes dans la rue, beaucoup, horrifiés, sous l’emprise de l’émotion masquaient encore leur bouche de la main? Les pompiers étaient arrivés, écrasant avec leur voiture le massif de fleurs, et sur la pelouse, en habits du dimanche, gisaient les corps de ceux qui, Elias n’avait pas eu besoin de me le dire pour que je le comprenne, avaient péché en enfreignant le commandement sacré du sabbat. Peu à peu s’élabora dans ma tête une sorte de mythologie inspirée des représailles de l’Ancien Testament, dont au demeurant la pièce maîtresse a toujours été l’engloutissement de la commune de Llanwddyn dans les eaux du lac de Vyrnwy. »

La prose de Davis ne parvient pourtant pas toujours à s’élever au dessus des décombres comme celle de Benjamin et de Sebald. Les essais se lisent sans déplaisir: sa plume imprécatrice et son talent de conteur (il faut lire le récit de la fondation de Los Angeles dans City of Quartz) lui ont assuré un succès peu commun dans le monde universitaire. Mais l’auteur a parfois la main lourde. Les descriptions n’échappent pas toujours à la grandiloquence et, c’est peut-être ce qui l’éloigne le plus de l’auteur des Anneaux de Saturne (quoique..), on a parfois le sentiment qu’elles trahissent le plaisir ambigu que le prêcheur peut ressentir, de sa chaire, à raconter l’apocalypse devant des fidèles médusés.

L’analyse elle-même prête à discussion. La perspective est géographiquement et historiquement large mais les études de cas étroites, les travaux sont souvent de seconde main et anciens (par exemple sur les articles des époux Wallace), le biais idéologique marxiste a ses vertus et ses faiblesses. Les réflexions sur le 11 septembre -une punition méritée et un ironique accomplissement des fantasmes organisés pendant des décennies par Hollywood au service des puissants- sont discutables et de peu d’intérêt scientifique. Le détour par les oeuvres d’anticipation offre des perspectives nouvelles et éclairantes, mais menace de tomber dans le ridicule quand les récits sont utilisés comme éléments de preuve et leurs auteurs comme des voyants, davantage que comme les témoins des angoisses d’une époque et d’un lieu.

La vision de cet universitaire progressiste ou « radical » (selon les étiquettes américaines) a finalement une dimension antimoderne (mais c’est toute la contre-culture américaine qui plonge une partie de ses racines dans les mythes originels de l’Amérique rurale des Pères fondateurs). Mike Davis est un puritain, qui pense que les villes américaines incarnent une faute originelle. On n’est pas étonné de trouver sous sa plume des auteurs  comme Ruskin qui, à la fin du 19ème siècle qualifiait la ville industrielle de « métropole toxique » et prédisait la disparition de la population anglaise dans un nuage empoisonné. On comprend ce qui l’attire dans After London de Jefferies où la nature sauvage (mais n’est-ce pas aussi l’Angleterre « verte », aristocratique?) triomphe de Londres la populeuse et toxique (p.90). La destruction des villes apparaît comme la juste punition et la revanche de la nature sur les dérives prométhéennes de la modernité, considérations dont on voit assez facilement ce qu’elles peuvent avoir – utilisées par d’autres, et à d’autres fins – de réactionnaires. Davis ne cache d’ailleurs pas les prolongements, bien éloignés de ses propres valeurs, auxquels a pu aboutir ce genre de déploration. Il rappelle ainsi l’existence des « utopies » éco-fascistes en vogue pendant la guerre au sein de certains cercles nazis. Leurs membres accueillaient avec un certain contentement les bombardements alliés et prévoyaient la disparition de la grande métropole « juive » au profit de villes-jardins bien aryennes.

Dead cities touche moins, on le voit, par la rigueur de sa démonstration que par l’originalité de son objet d’étude, l’outrance et la beauté un peu archaïques de sa prose, qui en font un étonnant recueil d’exempla à l’usage des laïcs du XXIème siècle.

Note:

Pour une critique plus approfondie et académique du travail de Davis, lire la recension qu’a faite Cynthia Ghorra-Gobin d’un autre de ses ouvrages: Paradis infernaux (écrit en collaboration avec Daniel B. Monk)

(Images: Photographies de Harlem et du Bronx par Camilio Vergara, Un puritain admonestant ses compagnons aux Etats-Unis, vers 1620, par Howard Pyle (1853 – 1911); John Ruskin, par John Millais, 1854)


De la destruction: Stig Dagerman

19 octobre 2009

Frankfurt

Stig Dagerman, Automne allemand, p.19

« Les médecins qui parlent aux journalistes étrangers des pratiques culinaires de ces familles disent que ce qu’elles font cuire est indescriptible. En fait ce n’est pas indescriptible, pas plus que n’est indescriptible leur mode de vie en général. La viande sans nom qu’elles réussissent d’une façon ou d’une autre à se procurer et les légumes sales qu’elles ont trouvés Dieu sait où ne sont pas indescriptibles, ils sont écoeurant; mais ce qui est écoeurant n’est pas indescriptible, c’est tout simplement écoeurant. On peut réfuter de la même façon l’objection selon laquelle les souffrances endurées par les enfants dans ces bassins souterrains seraient indescriptibles. Si on le veut, il est tout à fait possible de les décrire: on peut les décrire en disant que l’homme qui se tient dans l’eau, près du poêle, abandonne tout simplement celui-ci à son triste sort, se dirige vers le lit où se trouvent les trois enfants qui toussent et leur ordonne de partir immédiatement pour l’école.

(Editions Actes Sud, traduction de Philippe Bouquet)

W. G. Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, pp.36-37

« Selon une méthode éprouvée, ce sont d’abord toutes les fenêtres et les portes qui furent défoncées et arrachées de leur cadres à l’aide de deux tonnes de bombes explosives, puis de petites charges incendiaires mirent le feu aux greniers tandis que dans le même temps des bombes pesant jusqu’à trente livres pénétraient jusqu’aux étages inférieurs. En quelques minutes, sur quelque vingt kilomètres carrés, des incendies s’étaient déclarés partout qui se rejoignirent si vite qu’un quart d’heure après le largage des premières bombes tout l’espace aérien, aussi loin qu’on pouvait voir, n’était plus qu’une immense mer de flammes. Et cinq minutes plus tard, à une heure vingt, un brasier s’éleva, d’une intensité que personne jusqu’alors n’aurait cru possible. Le feu qui montait maintenant à deux mille mètres dans le ciel aspirait l’oxygène avec une telle puissance que l’air déplacé avait la force d’un ouragan et bruissait comme de gigantesques orgues dont on aurait simultanément actionné tous les registres. L’incendie fit rage pendant trois heures. Au maximum de sa force, la tempête arracha les toits et les pignons des façades, fit tournoyer dans les airs et emporta poutres et panneaux d’affichages entiers, déracina les arbres et balaya les gens transformés en torches vivantes. Les flammes hautes comme des maisons jaillissaient des façades qui s’effondraient, se répandaient dans les rues comme un raz-de-marée à une vitesse de cent cinquante kilomètres-heure, tourbillonnaient en rythmes étranges sur les places et esplanades. Dans certains canaux, l’eau brûlait. Les vitres des wagons de tramways fondaient, les réserves de sucre bouillaient dans les caves des boulangeries. Ceux qui avaient fui leurs refuges s’enfonçaient, avec des contorsions grotesques, dans l’asphalte fondu qui éclatait en grosses bulles. »

(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)

Le mercredi 21 octobre à 20h45 Arte diffusera 1946, Automne allemand , un documentaire sur le reportage que l’écrivain suédois Stig Dagerman fit à travers les ruines allemandes. Le genre du documentaire littéraire a souvent donné de belles choses (je pense à certains numéros d’Un siècle d’écrivains, malheureusement indisponibles) et à lire les critiques, le travail de Michael Gaumnitz semble être du même niveau que le chef d’oeuvre de Stan Neuman sur Klemperer.

Automne allemand

Le texte de Dagerman fut publié un an après son voyage au bout de la nuit allemande, et c’est un modèle de journalisme, qui fouille au coeur des décombres comme autant de plaies ouvertes la question de la culpabilité allemande et de la responsabilité des alliés dans le désastre que vivent les réfugiés, sans-abris qui peuplent les villes bombardées de l’ancien Troisième Reich.

Sebald évoque Stig Dagerman dans son Luftkrieg und Litteratur. Même si Automne allemand ne rend pas compte du processus de destruction à proprement parler, l’oeil de Dagerman dans les ruines encore fumantes de Hambourg, Nuremberg, Cologne, Berlin dresse l’inventaire apocalyptique que Sebald regrette de n’avoir jamais lu sous une plume allemande. On le retrouve aujourd’hui dans peu de livres d’histoire, si ce n’est sous une forme statistique désincarnée. La rapidité de la reconstruction et le miracle économique qui s’ensuivit en RFA, la mise au pas stalinienne en RDA, ont jeté un voile sur les mois terribles qui ont suivi la chute de Hitler. Mais dès 1945, bien peu sont les journalistes ou les artistes à témoigner de l’état de l’Allemagne.

Dagerman

Contrairement à beaucoup de ses collègues Dagerman pense que les notions d’indescriptibles et d’indicibles sont des paravents commodes pour qui ne veut pas savoir. La description de la souffrance relève du coup d’un devoir politique et moral. Son portrait de l’Allemagne dévoile un paysage fait de ruines de pierres et d’hommes qu’il apparaît bien illusoire de vouloir gagner à la démocratie dans ces conditions de détresse et de désespoir. Le regard circonscrit un lieu, qui devient le décor de scènes exemplaires, édifiantes: un quartier rasé de Hambourg, un wagon rempli de réfugiés renvoyés à Essen, le métro de Berlin, l’estrade du bateleur social-démocrate Schumacher à Munich, une Spruchkammer où se déroulent les procès de dénazification, une gare où les trains passent, tous plus bondés les uns que les autres. Des personnages émergent, sans parvenir à s’extraire de la foule désoeuvrée et sans perdre totalement leur anonymat: une femme et ses sacs de pomme-de-terre, un jeune homme qui rêve de prendre le bateau à Hambourg, des Müller, Sinne et autre Bauer, qui tentent de minimiser leur engagement nazi devant le tribunal. En humaniste Dagerman se fait lui-même procureur d’une occupation alliée davantage préoccupée de géopolitique que de justice, aussi complaisante envers bon nombre d’anciens nazis qu’elle est sévère et implacable à l’égard des petites gens. En socialiste (et en sociologue) il ne se laisse pas berner par les formules vagues d’une bourgeoisie pétrie de contradiction, qui veut faire croire, puisque les bombes n’ont pas de préjugés sociaux, à la fiction d’une « société sans classe », et tente de se persuader que sa souffrance présente et passée fait d’elle un modèle de résistance et de pureté.

La description du bombardement de Hambourg par Sebald est un texte étrange à plus d’un titre, qui fait résonner le travail de Dagerman au-delà de la simple confrontation de l’avant et de l’après, de la cause et de la conséquence.  L’auteur l’a inséré dans une conférence sur la guerre aérienne et la littérature prononcée à l’université de Zurich en 1997, qui a soulevé une polémique importante en Allemagne. Le texte, qui a été remanié pour sa publication, joue sur les deux registres universitaire et littéraire, comme beaucoup de ses essais publiés depuis la fin des années 80 (on pourra lire en particulier ses Séjours à la campagne comme illustration merveilleuse de ce style hybride).

Grand incendie

Après avoir dénoncé l’absence de travail littéraire sur la question des bombardements aériens dont ont été victimes les villes allemandes, il semble écrire cette terrible description comme une contribution au genre ancestral de la peinture des « malheur des temps » et comme un défi aux écrivains allemands des générations précédentes, dont il ne sauve in-extermis que Böll, Kluge, Enzensberger. Partant comme souvent de données historiques précises qui posent le cadre de l’opération Gommorah du 28 juillet 1943, la prose se gonfle rapidement d’éléments fantastiques avant de dresser sur une page accablée le bilan effroyable du bombardement.

Le thème n’est pas nouveau chez Sebald, dont la thèse de doctorat portait sur le « Mythe de la destruction chez Alfred Döblin ». Ces lignes constituent un nouvel essai, comme la reprise démesurée d’un article publié en 1982 (« Entre histoire et histoire naturelle. Sur la description littéraire de la destruction ») et surtout d’un autre passage consacré à la guerre aérienne dans les Anneaux de Saturne (p.53-54), dans lequel un jardinier, William Hazel, évoque les escadres de bombardiers qui traversaient le ciel de son enfance à Somerleyton. On peut aussi le lire  comme un hommage à « l’ange de l’histoire » de Benjamin qu’une « tempête (…) pousse irrémédiablement vers l’avenir à laquelle il tourne le dos, tandis que le monceau de ruine devant lui s’élève jusqu’au ciel ». C’est surtout un refus de l' »indescriptible » qui passe cette fois-ci par l’imagination. Sebald ne peut, comme Dagerman, se fonder sur sa propre expérience mais cela ne l’empêche pas de faire entrer le lecteur dans la ville en feu.  Il prévient pourtant: « tirer des ruines d’un monde anéanti des effets esthétiques ou pseudo-esthétiques est une démarche qui fait perdre toute légitimité à la littérature ». Et de condamner les tentatives de Kasack et de Nossack dont il accuse la belle langue abstraite d’occulter la réalité de la destruction. On peut cependant juger son propre texte ambigu. N’atteint-il pas une forme de beauté morbide? Cet équilibre dans la démesure, ce lyrisme maîtrisé dans l’évocation de l’incendie ne provoquent-ils pas chez le lecteur une délectation que l’auteur jugerait coupable? La fascination qu’il provoque interroge en tout cas notre attraction pour le récit des catastrophes.

Le reproche a toujours été fait à ceux qui ont pris la violence comme objet d’étude, et il est inévitable quand il s’agit d’un travail littéraire, qui doit en plus résoudre la question esthétique. L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau en a d’ailleurs fait un des thèmes de réflexion principaux de son livre Combattre, paru cette année. Je partage plutôt ses conclusions, qui rejoignent par d’autres chemins celles de Dagerman et de Sebald. C’est moins d’un excès que d’un manque que souffre l’histoire de la violence au 20ème siècle, comme en témoignent la rareté des analyses des faits de violence par les sociologues (Elias, qui s’est fait connaître pour sa Civilisation des moeurs), historiens (Bloch), anthropologues (Evans-Pritchard) qui avaient pourtant vécu la guerre en première ligne.

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Stig Dagerman a quant à lui passé la guerre à l’abri de la neutralité que la Suède avait maintenue, mais n’a cessé de dénoncer la fascination que les nazis exerçaient dans son pays. Il a épousé sa première femme, fille de réfugié allemand, pour lui donner la nationalité suédoise. Comme bien d’autres écrivains qui ont traversé avec lucidité les années de tourmente qu’a connu l’Europe, il n’a jamais pu se débarrasser d’une mélancolie profonde qui pouvait donner le meilleur, comme cet Automne magistral, et le pire, son suicide, en 1954, alors qu’il venait d’avoir 31 ans.

Notes:

On trouvera dans l’ouvrage de Muriel Pic, W.G. Sebald-L’image papillon une analyse stimulante du livre de Sebald et de la polémique qu’il a suscitée. Je lui emprunte ici beaucoup. On y retrouve des conclusions que Didi-Huberman a tirées au sujet de Brecht. Dans le chapitre consacré à De la destruction (p.71-98) Sebald apparait en effet comme un auteur qui « prend position » face à l’histoire en donnant à voir, « les yeux écarquillés », l’ampleur de la destruction. Les ruines et les descriptions de cataclysmes apparaissent comme des memento mori, des allégories qui ont pour but de réveiller la mémoire et de fixer le regard sur ce que les hommes cherchent à refouler. Muriel Pic fait en outre une lecture intéressante des omissions de Sebald, que lui ont reproché des commentateurs allemands. S’il n’évoque pas H. G. Adler, on peut en effet penser que cela résulte moins d’un oubli que d’une volonté de mettre en scène les propres lacunes de sa mémoire d’Allemand né en 1944 et élevé dans l’Allemagne amnésique du miracle économique.

Le premier montage est celui de Sebald dans De la destruction. Le tableau représente le Grand Incendie de Londres de 1666. Il a été peint par l’artiste hollandais Lieve Verschuier. La dernière image est un photogramme d’un des derniers plans d’Allemagne année zéro de Roberto Rossellini.