Par la fenêtre (3): Le Tunnel de William H. Gass

13 juillet 2010

William H. Gass, Le Tunnel, p.14

 

Hier soir, les paupières closes sur moi-même, je me suis mis à voir comme si j’étais une fenêtre ouverte. Livré aux vents. Je ne reposais pas dans une paisible obscurité, cette obscurité à laquelle j’aspirais, cette paix dont j’avais besoin. Ma tête résonnait de mille feux, plus désolée cependant qu’un jardin en hiver : les pensées vaguaient et volaient en tous sens tels des papiers gras puis disparaissaient. Il y avait des avenues foulées par des pas invisibles, des bruissements sans feuilles ni arbres, des aboiements détachés de leurs chiens.

 

p.333

 

Un livre, écrivis-je, est comme une galerie de fenêtres ; chaque page perçoit un monde et raconte sa fortune ; chaque page même faiblement reflète le visage de son lecteur, et transmet un jugement ; chaque page est faite d’esprit, et c’est ce même esprit qui perçoit le monde extérieur, et c’est ce même esprit qui reflète un monde intérieur, et c’est ce même esprit qui se tient dans sa transparence entre la perception et le reflet, unissant et divisant, jouant un double jeu.

(Le Cherche Midi, traduction Claro)

 

Tiphayne Samoyault, « L’occupation des temps »

 

Du temps a passé sur les longs romans. J’ai passé du temps à les lire. Ils sont signes pour moi de l’époque révolue où je passais du temps à les lire. Ils rythmaient mon temps, les détours, au sortir de l’école, du côté de la bibliothèque municipale où je lisais par « œuvres complètes » et indifféremment Zola, Mazo de la Roche ou Jules Romains. Ils appartiennent à leur temps de longs romans qui correspond à un moment de l’histoire littéraire, un entre-deux-guerres, où l’on a su prendre le temps pour les lire sans qu’on comprenne bien pourquoi d’ailleurs : pourquoi ce temps-là, où les urgences étaient déjà grandes, et brûlantes et où commençait à être compté le temps du monde, et des hommes ? Du temps a passé sur les longs romans qui ont identifié le temps à leur cours, qui ont fait de l’histoire, de ses ruptures récentes et bientôt à venir – naguère et demain – le présent ininterrompu de ce qui devenait leur matière : ce qu’il y avait à raconter et à dire quand il était encore temps.

(Études sur Waltenberg, p.240, Editions l’Act Mem)

 

C’est la vie de William Frederick Kohler, historien. Un jour, caché des hommes et de sa femme, il se met à creuser un tunnel au sous-sol de sa maison, cependant qu’en haut, dans le bureau, l’introduction de son livre – la dernière pièce de son chef-d’oeuvre – se transforme en introspection de sept cents pages. Autre forage, mêmes secrets.

Impossible de dire à quiconque: ceci est mon trou. Ceci est mon sublime éden personnel. Vous ne l’admirez donc pas? N’est-il pas grandiose?

Résonances : Kafka pour le Terrier; Céline pour la vocalité et la syncope; Bernhard, l’autre imprécateur, pour le ressassement et la mise à nu (à l’os) de toute chose qui a de la chair ; Pynchon pour le va-et-vient musée haut / musée bas, culture savante / culture populaire, préciosité / vulgarité, pour l’énaurmité des références philosophiques, historiques, littéraires ; Sterne : le récit comme renaissance problématique, le goût de la digression sans fin, les jeux typographiques ;

les campus novels aussi, pour le flingage méthodique de ses collègues de papier (dissolution de l’empiriste Planmantee, destruction de l’idéaliste Governalli, éreintement du poète dominical Culp ; sans oublier « ce cher Herschel », le raté qui, « seul au milieu de toilettes publiques, paraitrait quand même perdu dans la foule »),  pour les intrigues d’alcôves, les scolastiques disputatio.

Et Rabelais, et Flaubert, Joyce, etc.

C’est un « roman-monde » comme on dit parfois des plus ambitieux textes venus des Amériques (l’Arc-en-ciel de la gravité, 2666, la Maison des Feuilles, d’autres que j’oublie…) depuis qu’on ne dit plus « roman-total » en Europe, où la moyenne s’est raccourcie. Si « monde » est ce qui se trouve dans la tête d’un homme quand un écrivain sait le mettre sur une feuille. Ou si « monde » est tout ce qui  se trouve à l’intérieur du mot.

Il y a ces résonances et tous ces précédents, et tous ces héritiers, mais la voix de Gass est unique. Pas de plan labyrinthique (en apparence), pas d’étayage virtuose (ouvertement virtuose, ostensiblement virtuose), mais des aplats comme des coups de pelle. Tout est dans la phrase, lyrique et ravageuse, qui n’élève que pour abîmer. La métaphore (objet de sa thèse de doctorat) exile, abat, creuse sous le texte, et fait sombrer le monde familier. On n’est jamais chez soi dans la prose de Gass.

J’ai lu le Tunnel non pas une mais deux, trois fois, car j’ai relu bien des phrases une fois, deux fois. Je relirai encore

« Un jour, un de ces jours, il n’y aura plus de jour. »

« Ce n’est pas une autre journée. C’est la même au carré. Pas moyen d’échapper au froid, à la grisaille, à l’horloge, au désordre, aux pièces mal chauffées, à l’heure de la répétition, aux pensées obsessionnelles, à mes crimes innocents, aux martinets ramoneurs pareils à des tâches dans les yeux.
J’erre dans la maison. Désœuvré. Les escaliers. Ils descendent. Je grimpe. Les fenêtres. Je regarde dehors. Dans la salle à manger, un conclave de chaises vides. De la lumière dans l’évier comme des gouttes d’eau tombées d’un robinet qui fuit. Autrefois, la moindre pacotille nous rappelait notre mariage, quand nous achetions du bonheur aux enchères, et une cuiller à sucre remuait un souvenir dans un autre, le café dans le lait, le rêve dans le désir. Et que nous faisions des choses quand nous n’avions pas d’argent mais avions des mains. »


 

« Quel calme. Les lumières ont déserté le bâtiment – comme je devrais le faire – et les couloirs vont joindre leurs échos aux miens. »

« La graisse a alourdi ses hanches et ajouté des bastions à ses seins. »

 

« Mon sentiment pour elle, comme une fine sueur, me glace en séchant. »

 

« L’hiver s’attarda si longtemps que leurs crocus fleurirent sous la neige, que nos jonquilles moururent en terre, et que le soleil rêva. »

« Les parcs cernaient les gens de tant d’espace. »

 

C’est quand il parle du Midwest, et plus encore de sa maison, et plus encore de l’hiver, le cœur du cœur de son pays, son véritable enfer, que Gass est le meilleur, nettement meilleur, me suis-je dit (un moment idiot), que quand il voyage dans l’Europe des années noires, dont il ne parvient pas – malédiction américaine  – à faire autre chose qu’un barnum grotesque, grossier, hollywoodien même, et même si c’est avec un talent bouffon, au second, au troisième degré. Peut-être n’y a-t-il plus mieux à faire.

Quel acteur pour jouer l’infâme Magus Tabor, universitaire sulfureux, grandiloquent oracle de l’histoire-dite-par-un-idiot-pleine-de-bruit-et-de-fureur ?

Où reconstituer les rues de Berlin une Nuit de Cristal ?

Qui pour filmer, en travelling, les pavés luisant de verre brisé ?

Kohler lui-même?


Voilà, lisant le chapitre Kristallnacht, maugréant contre ce qui m’apparaissait comme un temps faible du texte, le genre de questions que je me posais. Avant d’être cueilli

La fumée semblait le symbole muet du cri.

Au milieu de ces volutes de bile noire et de ces monceaux de ruines, je me suis délecté à chercher les traces (il dirait sans doute « flaques », j’aurais pu écrire « preuves ») de lumière. Des restes de bonheur dans la solitude de l’enfance.

p.34

Il s’absenta un temps, mais quand la menace de son absence eut diminué je pus alors regarder sereinement autour de moi les herbes, les fougères, et les arbres ; et, dans un silence si complet que mon souffle semblait une brise, je pus sentir la qualité du moindre frémissement dans leurs frondes délicates et leurs tiges fines. Il y avait des herbes pareilles à des chevelures folles, du lierre inlassable, des graines pourpres et dorées, des clochettes bleues. Les coupes pleines des trous d’eau scintillaient comme des cuillers à thé, et je voyais clairement des grains de sable rouler lentement sur le fond d’où la lumière s’élevait tel un nuage de vapeur, tandis que l’eau elle-même semblait se tenir au-dessus de la roche érodée comme si elle était de l’air – une autre atmosphère – , le médium d’une existence autre. Je me penchai sur les fonds, étudiai la mousse et les vairons, suivis le lit du cours d’eau le long de ses rives douces et tièdes, vis une feuille semblable à un baigneur (attitude on ne peut plus inadaptée à ma nature) et m’emparai prestement d’un éclat de soleil – j’t’ai eu.

L’épiphanie me rappelle Rousseau, le rêveur solitaire en sa deuxième promenade. Il reprend connaissance après avoir été renversé par un gros chien sur les pentes de Ménilmontant

 

La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de riens ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus.

Quant aux fenêtres

Elles sont belles, mais sombres, aussi belles et sombres que celle d’Au cœur du cœur de ce pays, quand Gass écrit

ma fenêtre est un tombeau, et tout ce qui s’étend dans son champ est mort.

Il y en a beaucoup au long du Tunnel, grandes fermées sur l’extérieur, à la transparence louche, car Kohler dit avoir « armé son cœur » de haine et s’être entouré « d’un mur d’indifférence dépourvu de grille afin qu’on ne le franchisse jamais».

Une partie entière


leur est explicitement dédiée :

Trois espaces comptent dans ma vie ; ils forment ma trinité ; le carreau de la fenêtre, le blanc de la page, et le noir du tableau. J’aimerais ajouter, le corps de ma bien-aimé, mais je ne peux pas.

 

La fenêtre par laquelle je regardais alors, la fenêtre qui ne m’offrait rien, soir après soir, nuit après nuit, aube après aube, était également toutes les fenêtres que j’avais connues, qu’elles fussent réelles ou mélancoliques.

Depuis cette fenêtre je peux voir le poil rêche de notre jardin sous la neige, et plus loin, derrière une haie dépouillée, l’étendue plate et gelée du pré où parfois mes enfants font du patin ; puis, beaucoup plus loin, telle une brume grise, des arbres.

 

Je referme le livre dans un état incertain. Que se passe-t-il quand le pacte est rompu entre la voix qui parle et celle qui lit, et que la langue qui nous abreuve de tant de plaisir fait entendre tant de foi mauvaise et de haine recuite ?

Il fait alors si noir de l’autre côté qu’on ne voit plus par la vitre que son propre reflet.

Si les gens n’aimaient pas en moi ce que je n’aime pas en eux, je ne les détesterais pas. Nous serions parvenus à une compréhension.

Depuis trois semaines qu’il m’accompagne, je me demande comment Gass a pu couver son Kohler pendant près de trente ans.

Il a déjà répondu à ce genre de question :

Better to have him on the page than inside of you.

Dans la critique du New York Times où j’ai trouvé cette citation, Robert Kelly écrit aussi: « It is not a nice book. It will have enemies, and I am not sure after one reading (forgive me, it’s a big book) that I am not one of them. »

Je ne suis pas sûr pour ma part qu’il ne me laisse pas (mais pour d’autres raisons) aussi désarmé que son personnage face à son tas de feuilles

Mon livre, Das Meisterstücke. Le but de ma vie était de l’écrire, et le voilà posé à ma gauche tel un verre vide.

Images:
Paysage du Midwest français par la fenêtre du train, par Fabien Darrouzet ; Le Terrier de Kafka, par Robert Crumb et David Zane Mairowitz; détails du Tunnel; Disputatio, vers 1500 (auteur inconnu); The World within the word, recueil d’essais critiques de William Gass, détail de la couverture; Hopper, A woman in the sun, 1961; Michael Gambon et Matt Damon dans The Good Shepherd, de Robert de Niro (2006) ; Clint Eastwood, Gran Torino (2008); le Cri, d’Edvard Munch, 1893; Rousseau herborisant à Ermenonville, auteur inconnu; Façade d’immeuble à Bruxelles, par Romain Bonnaud; Midwest français (2), par Fabien Darrouzet; William H. Gass, auteur inconnu.
PS :
Peut-être faut-il commencer par , chez Libellules : superbe article sur le sujet Gass et l’objet Tunnel, sa poésie, sa traduction.

Dictionnaire des lieux sebaldiens (16): Petropavlovsk

18 février 2010

W.G. Sebald, D’Après nature, p.45

« Le 20 mars de l’année 1741,
Steller entra dans la longue bâtisse en rondins
du siège du commandement de Petropavlovsk
sur la côte est de la presqu’île du Kamtchatka.
Dans un réduit sans fenêtre ne mesurant
pas plus de six pieds dur six,
tout au fond
du grand espace intérieur
qu’aucune cloison ne subdivise
il trouve Bering, le capitaine-commandant,
assis à une table de planches clouées
entièrement couverte de cartes
terrestres et marines pleines de zones blanches,
sa tête de cinquante-neuf ans
appuyée dans la paume
de sa main droite
tatouée d’une paire d’ailes,
un compas de réduction dans la gauche,
immobile
sous la lumière
d’une lampe filante. »

(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau et Sibylle Muller)

Thomas Bernhard, Corrections, p.12-13:

« (…); bien que dans la maison Höller d’autres locaux se fussent proposés à mon but, je devais emménager très consciemment dans la fameuse mansarde Höller, qui avait exactement quatre mètres sur cinq, mansarde que Roithamer avait toujours aimée et qui avant tout dans les derniers temps de sa vie, lui avait paru idéale pour ses buts, pour combien de temps, peu importait à Höller; je devais emménager dans cette fameuse mansarde de la maison bâtie exactement dans la partie resserrée de l’Aurach, contre toutes les règles de la raison et de l’art de construire par l’homme obstiné qu’était Höller comme pour servir les buts de Roithamer, maison où Roithamer, qui avait vécu seize ans en Angleterre avec moi, avait séjourné dans les dernières années d’une façon presque ininterrompue et, déjà auparavant, avant tout pendant le temps où il avait construit le Cône pour sa soeur dans la forêt de Kobernauss, il y avait toujours au moins passé la nuit (…) »

(L’Imaginaire Gallimard, traduction Albert Kohn)

(Reprise du voyage dans l’orient sebaldien, ouvert il y a quelques semaines par une entrée sur la Mer de Béring)

Au moment où, au terme d’une longue traversée de la Sibérie, Georg Wilhelm Steller rejoint enfin l’expédition de Vitus Béring, Petropavlovsk (Pierre-et-Paul) n’existe que depuis quelques mois. C’est en effet le 6 octobre 1740 (17 octobre selon le calendrier grégorien) que fut fondé et baptisé le port donnant sur la baie d’Avatcha. La ville reçut le nom des deux navires Saint-Pierre et Saint-Paul qui transportaient les hommes de Béring et avaient accosté le même jour en ce lieu jusqu’alors uniquement occupé par deux villages itelmènes.

A l’extrême opposé de Saint-Pétersbourg (158° est), et selon un plan beaucoup moins méthodique et moins grandiose, beaucoup plus utilitaire, Petropavlovsk fut donc construite comme une fenêtre sur l’Orient, le point de départ de la deuxième expédition en Mer de Béring, dont l’objectif ultime était la reconnaissance et l’appropriation de l’Alaska. Les bateaux appareillèrent le 6 juin 1741 pour ce qui fut le dernier voyage en mer de l’explorateur danois.

La ville grandit par la suite, et fut le témoin de bien d’autres départs. En 1787, c’est Lapérouse qui embarque ses hommes sur La Boussole et l’Astrolabe pour ses ultimes découvertes, avant de disparaitre quelque part dans le Pacifique sud. Un monument lui rend hommage au centre de la ville. Aux dix-neuvième et vingtième siècles elle fut la base arrière de la russification et de la soviétisation forcées qui décimèrent les populations et les cultures autochtones. Pendant la guerre froide l’armée rouge y installa une base de sous-marins nucléaires et le port fut interdit aux étrangers ainsi qu’aux citoyens des autres républiques soviétiques pour des raisons stratégiques, comme toute la presqu’île du Kamtchatka. La région a été ouverte après la chute de l’URSS mais Petropavlosk-Kamtchatski (son nom actuel, j’ignore s’il s’agit d’une concession symbolique accordée par les Russes aux minorités) porte encore des traces bien visibles de son passé qui défigurent le paysage grandiose dominé par les deux volcans Koriak et Avacha.

L’extrait cité de D’Après Nature se trouve dans la deuxième partie du « poème élémentaire » (« … Et que j’aille tout au bout de la mer »). Sebald nous dit peu de choses sur ce qui ne devait être alors qu’un simple regroupement de cabanes massées autour d’un ou deux quais de fortune, émergeant bon gré mal gré de la boue et de la neige, au pied d’une des sept collines qui n’ont pu manquer d’exciter l’imagination des contemporains.

Opérant par grossissement, il ne donne à voir qu’une « longue bâtisse » et à l’intérieur de celle-ci une étrange pièce nichée en son centre, comme emboîtée, un « réduit sans fenêtre » dans lequel Béring s’est enfermé au milieu des cartes, comme l’Aldo de Julien Gracq surveillant le rivage des Syrtes de la chambre des cartes de l’Amirauté.

Le portrait s’inscrit dans une longue tradition artistique de mise en scène du savoir, dont on peut repérer les traces dès le moyen âge.

La découverte y est peinte comme un effort, une souffrance, une ascèse qui suppose la fuite, l’éloignement du monde pour mieux le connaître.

L’entreprise peut être couronnée de succès, et elle a son versant lumineux, mais plus nombreux sont les grands artistes et les grands penseurs à souligner la malédiction qui s’attache à celui qui, en éclairant les recoins obscurs des cartes ou de la connaissance, s’aperçoit qu’il n’a fait que repousser la difficulté un peu plus loin, ouvert un abîme de possibles, corrompu à jamais le lieu auparavant vierge: un fil qui relie Pascal à Lévi-Strauss. Holbein aussi:

L’image du commandant, le compas dans une main, le visage dans l’autre, le motif des ailes tatouées, tout cela rappelle cependant de manière encore évidente la paternité de Dürer, le modèle de sa Mélancolie.

La petite pièce sombre dans laquelle se trouve Béring fait aussi penser à une autre obsession de Sebald, qui touche à la proportion des bâtiments, la recherche de la construction idéale. Au début d’Austerlitz, et en conclusion d’une saisissante histoire de la démesure architecturale de l’époque moderne, le personnage éponyme en vient à faire l’éloge du bâtiment de petite taille, seul capable de procurer l’apaisement.

Austerlitz, p.27:

« Il nous faudrait, dit-il encore, établir un catalogue de nos constructions par ordre de taille et l’on comprendrait aussitôt que ce sont les bâtiments de l’architecture domestique classés en dessous des dimensions normales – la cabane dans le champ, l’ermitage, la maisonnette de l’éclusier, le belvédère, le pavillon des enfants au fond du jardin – qui peuvent éventuellement nous procurer un semblant de paix (…) »

N’est-ce pas ce que Vitus Béring recherche? Quel échec pourtant, car rien de tel qu’une calme félicité ne règne dans la petite chambre des cartes de la commanderie de Petropavlovsk; pas de fenêtre sur le monde, rien que des cartes, de l’obscurité, et une mission maudite. Étrange attitude de celui qui se retranche dans le noir avant de partir pour le grand large. Échapper au désir de domination de l’Occident et à la vacuité de l’existence en poussant plus à l’est ou en s’enfermant dans une cellule, il ne saurait de toute manière en être question. Béring le sait déjà, Steller le découvre, et les deux explorateurs m’ont encore remis en mémoire un autre personnage, fictif celui-là: le savant Roithamer qui, dans le roman de Thomas Bernhard Corrections, s’établit dans la petite mansarde de son ami Höller en vue de construire, en plein milieu de la forêt, l’édifice parfait – ce « Cône » à côté duquel il finit par se pendre.

(Oeuvres: Albrecht Dürer, la Mélancolie, 1514; Antonello da Messina, Saint Jérôme dans son cabinet d’étude, 1475; Saint Matthieu, enluminure d’un Evangile, probablement peint à Aix-la-Chapelle vers 800; Saint Matthieu, enluminure d’un Evangile, probablement peint à Reims vers 830 (le rapprochement est suggéré par Gombrich, Histoire de l’art p.120); Vermeer, le Géographe, 1669; Hans Holbein, Les Ambassadeurs, 1533; Edward Hopper, Lighthouse hill, 1927)
On trouve une belle présentation de Petropavlovsk par Anne-Victorine Charrin, dans le numéro H-S de la revue Autrement, Les Sibériens, octobre 1994.

Hédi Kaddour: Paris-Londres par Gosford Park

28 janvier 2010

Hédi Kaddour aime le cinéma. A un moment, à peu près au milieu de son roman Savoir-vivre, il y a un gros morceau de Gosford Park.

« Et ça repleut, mais la pluie ne suffit pas à vous faire renoncer au paysage, et il faut parfois s’arrêter malgré la pluie, parce que her ladyship a toqué à la vitre de séparation, on se retourne, elle ne veut pas crier, elle montre simplement sa bouteille thermos, ça veut dire que comme d’habitude elle n’arrive pas à l’ouvrir, elle roule en voiture avec chauffeur et femme de chambre et elle est encore plus maladroite que le dernier des clochards alcooliques, le chauffeur s’arrête sur le bas-côté, on descend, on fait le tour de la voiture, on ouvre la porte, on ouvre la bouteille thermos, il pleut à verse, ça fait longtemps que votre manteau est transpercé, vous servez le thé dans un capuchon de la thermos, vous attendez que la maîtresse ait fini, elle fait la grimace, c’est sa façon de vous remercier, vous reprenez le gobelet, vous égoutter, vous le revissez, vous rangez le thermos, vous remontez dans la voiture, on repart, la seule chose à quoi se raccrocher c’est que le chauffeur vous a fait un sourire amical, vous n’êtes pas seule. » (Savoir-vivre (S-v), p.133)

C’est au début des années 1930. Le film de Robert Altman pratique une sorte de coupe dans un château de l’aristocratie anglaise déclinante, pour en faire apparaître, des cuisines aux chambres, des coulisses à la scène, les hauts, les bas, les milieux, les recoins obscurs, mais aussi les circulations subtiles qui rendent possible l’existence de ce monde perdu, tout en ruinant ses assises.

La domestique qui guide le regard est une jeune première, bonne et innocente, mais perspicace. La vérité viendra du sous-sol : bien mieux (bien plus vite) que le policier débonnaire, elle résout le mystère et découvre l’auteur du crime. Non, l’inspecteur ne réunira pas les invités dans la grande salle pour leur annoncer qui, où, comment…

Empruntant l’héroïne comme un hommage au film, Hédi Kaddour la fait d’abord un peu errer à travers l’île de Grande-Bretagne, avant de l’amener à Londres. Il la transforme, lui offre un passé et un avenir, organise une rencontre avec Max et Lena, deux échappés de Waltenberg. Elle prend une épaisseur troublante.

Il lui réserve son coup de théâtre.

Grâce aux Pierres qui montent, son journal paru le même jour que le roman, on devine où et quand l’idée lui est venue. Nous sommes à Paris, pas loin de la Place d’Italie.

3 janvier:

« Minuit passé. Quelques scènes de Gosford Park (Altman) en DVD. L’arrivée des invités au château. Les femmes de chambre vont mettre les bijoux au coffre-fort. Un des valets du château, allure insolente, enregistre et range les boîtes dans le coffre ouvert, grand comme une armoire. A un moment il est seul, il se tourne, lance la main dans la partie invisible du coffre. Un truand? Il en sort une cigarette allumée, tire une bouffée, remet la cigarette en place. Altman et l’art de suspendre le spectateur, de lui dégourdir l’attention. » (Les Pierres qui montent (PQM), p.16)

Des motifs passent d’un texte à l’autre: portes, escaliers, couloirs mènent de la cuisine du journal au salon du roman. Et inversement. Toutes les pièces, tous les chemins communiquent et convergent en un lieu commun: la bibliothèque (le lieu du crime chez Altman). La prose d’Henry James, celle de Virginia Woolf, de Colette, objets (entre cent) de profondes analyses du journal, irriguent aussi le roman, mais de manière plus discrète. Que les écrits autobiographiques éclairent la genèse de la fiction, la chose n’est pas nouvelle en littérature. C’est la simultanéité de leur publication qui attire ici l’attention. Il y a plus qu’une coïncidence: un projet. L’auteur dit avoir longtemps souhaité faire paraître les deux en un seul volume qui aurait proposé Savoir-vivre comme un feuilleton au cœur des Pierres qui montent. L’ordre imposé des jours aurait été contaminé par l’ordonnancement artiste : une reprise en main de l’agenda, une manière de contrer l’objection faite au journal (« simple livre des jours » (PQM,p.133), « lâcheté de l’écrivain » (Drieu), (PQM, p.205)), celle de déléguer au temps le travail de composition. L’éditeur (Jean-Marie Laclavetine, chez Gallimard) l’en a finalement dissuadé.

Je m’amuse à refaire le parcours de l’un à l’autre. Un fil au hasard:

Ces portraits, ces reflets:

« l’une des deux femmes de chambre avait un air autoritaire, c’était la plus grande, et l’autre avait ce qu’il fallait bien appeler une tête d’empotée, tirée à quatre épingles et empotée, comme terrorisée par sa voisine, et la grande n’était rien d’autre qu’un sinistre garde-chiourme, la tête de quelqu’un pour qui c’est bien fait d’en être arrivé là, en col de dentelle, et ça se passait dans un miroir, la grande femme de chambre c’était elle. A ce moment-là elle n’avait pas supporté ce qu’elle était en train de devenir. » (S-V, p.136)

« Cheveux trop longs, barbe incertaine, œil fatigué, chemise froissée, pantalon à deux balles, chaussures de sport blanc sale, téléphone à l’oreille: moi, dans la vitrine. » (PQM, 31 août, p.251)

Des images en écho et, plus encore, un même souci, une hantise: l’écriture juste. Savoir-vivre peut en effet se lire comme une mise en pratique et une mise en scène des préceptes développés dans les Pierres qui montent. La preuve aussi que le moment « langue littéraire », récemment identifié par l’équipe de Julien Piat et Gilles Philippe, n’est pas mort avec le vingtième siècle.

Dans les deux livres, au centre des préoccupations: le mot, le rythme, les images. La phrase littéraire doit se distinguer de celle de la langue ordinaire. L’attention se porte en particulier sur sa « droite », c’est-à-dire sur sa fin, qu’on la gonfle ou qu’on l’achève d’une coda bien sentie. Elle doit surprendre, être originale, faire entendre cette « langue étrangère » qui est l’idiome de la grande, la seule littérature. Corriger un mouvement ternaire s’il est attendu (et ajouter ou retrancher un dernier terme), sabrer dans les cohortes d’adjectifs, éviter les « peut-être » et les « semblerait que », assumer, frapper. Bannir les images « prémâchées ».

Pour décrire le petit milieu des fascistes anglais ne pas dire « panier de crabes » mais « bol d’araignées » (p.82). (Inconvénient: lisant la seconde expression, je pense beaucoup aux efforts pour éviter la première.)

Plus explicites et pédagogiques, les atermoiements du journaliste. Ou comment peindre une mort crue, étrangement sensuelle, et faire des touches et retouches le moteur même du récit:

« … en se relisant, Max voudra corriger, comme par une griffe, c’est de la graisse grammaticale, il faut enlever comme, mettre un dos déchiqueté par une griffe monstrueuse, ou alors description sèche: giclées de sang, vertèbres à nu, chairs dissection à ciel ouvert, ça tremble, déflagrations de plus en plus denses, et il aura envie de remplacer déchiqueté par dénudé, qui est moins fort, mais justement, déchiqueté, ça prévient trop, ça parle déjà de la griffe. » (S-v, p.51)

La grande obsession des adverbes: partout il faut les débusquer et les chasser de la phrase.

Même la police s’y laisse prendre:

Le commissaire du roman:

« Elle doit être désemparée, il faut la rassurer rapidement, lui dire que si les choses se passent convenablement, il n’y aura vraisemblablement pas de prison. Vous voyez où j’en suis, Max, je parle avec des adverbes, je n’aime pas ça, en plus vos adverbes français sont plutôt longs. » (S-v, p.172)

Ce n’est pas la première incartade des forces de l’ordre. Le 30 mai dans le journal:

« Kiel. Festival du roman. Une pancarte au bord de la plage. Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, l’Etat a besoin d’adverbes: « Es ist polizeitlich verboten » » Note de bas de page: « c’est « policièrement » interdit… »  (PQM, p.164)

Dire…, ne pas dire…, pas étonnant que Peter Handke (les Carnets du Rocher par exemple: « un livre rétif ») apparaisse souvent dans les Notes et croquis. Ou Jules Renard, à la recherche de la « sécheresse idéale ». Il y a là un « puritanisme littéraire » sans aucun doute, qui peut même devenir, à force de recettes et d’interdits, un académisme paradoxal.

Il faut savoir se détendre un peu, Hédi Kaddour en a conscience. Il sait, lisant Stendhal, qu’un peu de « plâtre » est parfois nécessaire pour enrober le « marbre », et que le meilleur lecteur se fatigue de trop de perfection. A propos de l’ascèse de Jules Renard il note justement:

« Il en mesure le danger: « mon style m’étrangle » (12 janvier 1898) » (PQM, p.133)

Il lui arrive donc de donner un tour savoureux et burlesque à la leçon, en convoquant au besoin des autorités insoupçonnées:

« Expression toutes faites, phrases qu’on devine avant d’être arrivé au bout: l’impression d’écœurement, de prémâché que ça provoque au bout de quelques pages de Christine Angot ou de Max Gallo. Cela fait penser à Starsky et Hutch, une conversation en cours d’enquête, quand ils se restaurent à la va-vite dans un milk-bar. Hutch après deux ou trois bouchées:

« Starsky!

Oui Hutch?

Starsky, ce gâteau a déjà été mangé! » » (PQM, p.217)

Assez drôle aussi (mais est-ce volontaire?), cette citation du grand reporter Ryszard Kapuscinski, que Kaddour destine à ses élèves de l’atelier journalisme:

« Tous mes efforts visent à dire le maximum de choses dans une quantité minimale de mots et d’images, l’expulsion de tous les adjectifs. J’aime le trait clair, droit, parcimonieux. » (PQM, p.98)

En deux phrases, l’art d’énoncer une règle et de la renier trois fois.


Alain Cavalier: par la fenêtre (2)

19 novembre 2009

Kafka, La Métamorphose

« Souvent il restait étendu là, tout au long de la nuit, sans dormir un instant, restant pendant des heures à gratter le cuir. Ou bien, ne reculant pas devant le grand effort de pousser un fauteuil vers la fenêtre, il grimpait jusqu’à la tablette et, s’arc-boutant sur le fauteuil, il s’appuyait contre la vitre, manifestement repris par une sorte de réminiscence de la sensation libératrice qu’il éprouvait autrefois à regarder par la fenêtre. » (traduction de Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, LP)

C’est une géographie du deuil qui se déploie et se resserre : la grande ville – Paris, Lyon -, la banlieue parisienne, et surtout une maison de banlieue. Au premier étage une chambre et par la fenêtre de cette chambre : la cour, c’est là qu’Alain Cavalier a parlé pour la dernière fois à sa femme Irène. Le trottoir devant la maison, on ne l’aperçoit plus (il est caché par un arbre), c’est de là qu’il a vu Irène partir en voiture, et depuis la place est vide pour toujours. Il y a le salon, toujours au premier, et au bout près de la fenêtre, un canapé, la place la plus proche du mur était celle qu’il occupait pendant les heures d’attente avant que le téléphone, ce téléphone là précisément (il nous le montre, il s’en saisit) sonne pour annoncer la mort d’Irène.

Ce que parcourt Cavalier, ce sont des lieux au sens le plus simple, concret, ponctuel, précis du terme. D’ailleurs tout est précis, car tout est noté sur ses carnets tenus à l’époque (1971, 1972, janvier, la mort d’Irène). Cavalier écrivait, désormais il filme. C’est son journal.

On se déplace beaucoup (et ce n’est pas qu’un un chemin de croix) mais Cavalier le filmeur sort rarement (ou alors la nuit). Des fenêtres de ses chambres d’hôtels, des fenêtres d’un château, de celles de cette maison maudite, de la sienne, ou encore à travers celles de Françoise, qui donnent sur une petite cour intérieure, il filme le monde comme un autoportrait. Les fenêtres protègent : on peut contempler un pur paysage sans bruit, ni vent, ni pluie. Les vagues se brisent silencieusement sur un montant et sur un gros rocher, tandis que le reflet du filmeur, un peu fantomatique, apparaît sur la vitre. Le monde n’est pas troublé, lui non plus, par la présence de l’artiste. Tout est bien: l’intériorité idéalement ouverte et fermée.

Les miroirs aussi abondent dans le Filmeur et dans Irène. Comme les fenêtres ils rappellent un genre plus ancien, bien plus ancien que le cinéma. En redoublant le cadre, le sujet, l’acte créateur lui-même, Cavalier refait une fois encore le geste renaissant de la mise en abyme.

Le monde est une toile.

L’artiste est un voyeur tout puissant, mais il a la fragilité de l’insecte.

Chez Cavalier il y a un écart entre la légèreté du dispositif choisi depuis une vingtaine d’année, cette petite caméra (son carnet et son stylo) qui permet toutes les libertés, et la pesanteur du lieu clos, le poids du monde qui vous assigne une place.

Le regard myope vole comme une mouche à travers les pièces, se pose, grandit les objets minuscules et ils deviennent d’impressionnantes reliques ou d’intimidants totems. Le filmeur semble fuir les autres humains (sauf ceux qu’il aime). Il se réfugie souvent dans la salle de bain, les toilettes.

Si le cœur se serre devant les images d’Alain Cavalier, c’est peut-être parce qu’elles rappellent le malheureux Gregor Samsa dont le regard scrute à travers les vitres de sa chambre le monde extérieur qui disparaît chaque jour un peu plus.

Gregor, qui se découvre méthodiquement, un matin, patte par patte, avec ce mélange d’effarement et de curiosité un peu froide (d’amusement?) que Cavalier cultive quand il observe son visage attaqué par le cancer, ravagé par une chute, son cou et ses épaules recouverts d’un zona purulent.

Par sa fenêtre, surtout, Cavalier attend : patiemment qu’un oiseau se pose, qu’un petit chat maigre entre dans la pièce, qu’un fruit pourrisse.


Dans l’angoisse qu’Irène revienne, et en écho, vingt-cinq ans plus tard, avec une impatience légère, légèrement inquiète, que l’ami Joël arrive enfin, qui doit l’accompagner dans un café pour voir la finale de la coupe du monde de football (et la France perd). Cavalier ira seul et revient dans le noir de la nuit, ivre de bonheur.

Mais il y a un plus beau moment encore, qui survient en pleine lumière de midi: un autre ami (Philippe Davenet) en plan serré, on devine bien à gauche la fenêtre ouverte qui laisse entrer le son d’une volée régulière de cloches (c’est Claudel à Cambridge!), mais on ne soupçonne pas le piano qui attend sous ses doigts. Les cloches donnent le tempo d’un petit prélude de Bach, exécuté devant nous sans façon, avec un sourire tendre, comme ce qu’il y a de plus naturel, de plus anodin, de plus extraordinaire, tout cela en même temps, comme tout ce que filme Alain Cavalier.

Films d’Alain Cavalier évoqués:

Irène (2009)

Le Filmeur (2005)

La Rencontre (1996)

J’attends Joël (2006)

On trouvera les trois derniers dans le coffret L’intégrale autobiographique


Dictionnaire des lieux sebaldiens (10): le 12 de la Sporkova

11 novembre 2009

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La Prague sebaldienne ne saurait être embrassée d’un seul article. Petit parcours provisoire dans quelques hauts-lieux de la ville natale de Jacques Austerlitz.

Austerlitz, p.181

«  Et c’est ainsi qu’à peine arrivé à Prague j’ai retrouvé le lieu de ma première enfance, dont, autant que je puisse le savoir, toute trace était effacée de ma mémoire. Déjà, quand je parcourus le dédale des ruelles, que je traversai les cours des immeubles entre la Vlasska et la Nerudova, et surtout remontai pas à pas la colline en sentant sous mes pieds les pavés disjoints de la Sporkova, j’eus l’impression que j’avais autrefois emprunté ces chemins, que la mémoire me revenait non en faisant un effort de réflexion mais parce qu’à présent mes sens, qui avaient été si longtemps anesthésiés, à nouveau s’éveillaient. Je ne reconnaissais rien avec certitude mais néanmoins en maint endroit j’étais contraint de m’arrêter car mon regard était retenu par la belle grille forgée d’une fenêtre, la poignée de fer d’une sonnette ou les branches d’un petit amandier dépassant d’un mur de jardin.(…) Et puis cette fraîcheur en pénétrant dans le hall du 12 de la Sporkova, et à l’entrée la boîte de tôle encastrée dans le mur pour le compteur électrique, avec le symbole de l’éclair qui foudroie, et la fleur de mosaïque à huit pétales, gris pigeon et blanche, sur le sol moucheté en pierre reconstituée du hall, et l’odeur de calcaire humide, et l’escalier en pente douce, et les voutons de fer en forme de noisettes se répétant à intervalles réguliers sous la main courante de la rampe, autant de lettres et de signes tirés de la casses des choses oubliées, me dis-je, et j’en éprouvais une telle confusion, un mélange à la fois de bonheur et d’angoisse, que je dus plus d’une fois m’asseoir sur les marches de l’escalier silencieux et appuyer ma tête contre le mur. »

(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)

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Et d’abord l’immeuble familial. Ou plutôt le « côté de la mère », Agata, sur le « Petit côté » (Mala Strana) de la ville, si l’on veut bien admettre que la dernière adresse connue de Maximilian Austerlitz (le 5 rue des Cinq Diamants) fait du XIIIème arrondissement de Paris le « côté du père ».

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Sur les conseils de l’archiviste Tereza Ambrosova, Jacques Austerlitz se rend d’emblée à la bonne adresse, parmi les quelques unes ayant abrité un Austerlitz entre 1934 et 1939.

nabokov.4Il s’épargne ainsi, en quelques lignes, les recherches d’un personnage de Nabokov qui, en quête de la dernière maîtresse de son frère, le grand écrivain Sebastian Knight, doit visiter plusieurs appartements, à Paris et Berlin. On sait que Sebald admirait beaucoup Nabokov, qu’il évoque parfois explicitement, et je ne peux m’empêcher de penser à son merveilleux roman, La Vraie vie de Sebastian Knight, le premier qu’il ait écrit en anglais, quand je lis ce passage d’Austerlitz (et inversement). Là où Nabokov se plait à balader son narrateur et son lecteur, Sebald semble avoir un malin plaisir à court-circuiter ce qui pouvait apparaître comme une passionnante enquête dans les rues de Prague.

L’autre guide, plus évident et plus explicitement désigné encore, est celui de la Recherche. Austerlitz retrouve dans la rue Sporkova les pavés disjoints qui manquent de faire trébucher Marcel, à Venise et dans la cour de l’Hôtel de Guermantes:

Proust (Large)

Le Temps retrouvé, p. 173-17 (Folio)

« En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant, j’étais entré dans la cour de l’Hôtel de Guermantes et dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture qui s’avançait; au cri du wattman je n’eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières oeuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. (…)

Et presque tout de suite je la reconnus, c’était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avaient rendue avec toutes les autres les sensations jointe ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement faits sortir, dans la série des jours oubliés. »

A première vue il semblerait que Sebald ne se soit pas contenté de mettre son héros (appelons-le ainsi) sur la bonne voie, mais lui ait aussi offert – et à lui-même, et à son lecteur qu’il imaginait sans doute lecteur de Proust – la « félicité » qu’apporte la reconnaissance d’abord involontaire et informulée (la madeleine du Côté de chez Swann), clairement identifiée ensuite (les pavés du Temps retrouvé), de deux moments de vie; cette reconnaissance qui semble arrêter le temps et faire entrer dans l’éternité.

Ce n’est pourtant pas une telle épiphanie qu’il est donné à Austerlitz de vivre, ou du moins elle est incomplète. Agata Austerlitzova n’est plus, et le récit introduit chez la nourrice Vera Rysanova, de l’autre côté du palier. Sur le seuil de l’appartement du dernier étage, à droite, ils tombent dans les bras l’un de l’autre, dans un moment magique et très « dix-neuvième siècle».

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Sous le haut patronage de Balzac, dont les volumes de la Comédie humaine au grand complet occupent une étagère entière d’un salon hors du temps, sous le regard d’un Pierrot de porcelaine accompagné de « sa chère Colombine »(p.184), Vera entame en français puis en tchèque (p.186) le récit des années 1934 (naissance de Jacques)-1939 (départ de Jacques (p.218))-1941 (déportation de la mère à Terezin (p.211))-1944 (déportation à Auschwitz (p.243)). La prose sebaldienne y prend au passage une épaisseur nouvelle et toute bernhardienne, puisque dans cette histoire l’ensemble du passage est relaté par Austerlitz au narrateur un soir de décembre 1997, et couché par écrit encore un peu plus tard, par ce même narrateur. La confession a lieu en plusieurs temps: trois jours d’abord, avant le départ d’Austerlitz pour Terezin, puis une dernière journée dans la pénombre de l’appartement, qui ouvre le récit par Austerlitz de l’épisode Marienbad (244-258), avant le retour à Londres par l’Allemagne (p.242). Le salon de Vera devient de fait une véritable machine à remonter le temps perdu et à voyager, qui n’est pas sans rappeler le petit salon du dernier volume de la Recherche et sa petite bibliothèque « aristocratique ».escaliers

De l’appartement familial on apprend finalement peu de choses, même s’il est difficile de l’imaginer très différent de celui de Vera (de même qu’il est difficile de ne pas voir en elle, à l’époque même de son enfance, plus qu’une nourrice). On sait qu’il est pillé par les nazis (p.211) et que les vêtements, bijoux, oeuvres d’art rejoignent la masse des objets volés pendant la guerre et entreposés ici ou là en Europe (près des fondations de la Bibliothèque Nationale de France par exemple).

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Deux photographies en réchappent, cachées dans l’exemplaire du Colonel Chabert (celui qui survit au désastre de la guerre et revient de parmi les morts), dont l’une fut prise un mois avant l’entrée des Allemands dans Prague. On y voit, déguisé en page blanc, le jeune Austerlitz apprêté pour le bal masqué.

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Le lecteur pénètre cependant un court moment dans la demeure d’Agata et de Maximilian. Les pièces sont visitées en un rêve étrange (p.220-221), comme il arrive parfois à certains lieux sebaldiens, au cours de quelques lignes où les parents, s’exprimant dans « l’énigmatique langage des sourds-muets », passent de pièce en pièce comme des étrangers sans prêter attention à leur fils.

Comme l’immeuble de la rue des Cinq-Diamants, le « côté de la mère » reste inaccessible, donnant à ce Temps retrouvé d’après la Shoah qu’a écrit Sebald sa dimension amère et tragique.

Images:

Photogramme: l’épisode des pavés vu par Raul Ruiz, Le Temps retrouvé

Nabokov par Jean Vong

Jacques-Emile Blanche, Portrait de Marcel Proust (1892)

Antoine-Jean Gros, Napoléon à Eylau (1807)

Pour compléter:

La Sporkova d’aujourd’hui, par Andrew Goodall (Mursejlerne)


Par la fenêtre

9 octobre 2009

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Peter Handke, A ma fenêtre le matin, Carnets du rocher 1982-1987, p.226

« Un instant de splendeur, le jour d’hier: les feuilles de chêne qui dans la lueur du soleil hivernal planent, tombent, se détachent, sans offrir de résistance; et se détachant ainsi de la branche ces feuilles rouvraient tout grand les portes du royaume de l’imaginaire; et le secret une fois encore était dans le verbe; le secret? la parabole: les feuilles de chêne ne « tombaient » pas, elles…? elles « métaphorisaient », c’est-à-dire qu’elles signifiaient, sans métaphore particulière, un autre, l’autre monde: celui-ci cessait enfin, dans la parabole des feuilles qui se détachaient de l’arbre, inassignables, craquetaient sur le ciel bleu d’avant l’hiver, d’être une chose déterminée, et le monde dans la contemplation de ces feuilles parties sans plus de façons versait une indétermination à vous réchauffer le cœur; l’autre monde, indéterminé, indéterminable, ou une fois encore: « monde muet, ma seule patrie » »

p.112

« Trois fenêtres dans la pièce où je travaille: dans l’une les feuillus; dans l’autre l’épicéa sombre et le rocher voisin (le Rainberg), avec sa lumière clignotante pour les avions; dans la troisième, à portée de main, les buissons, la vigne vierge, les cordes de liane – je n’ai encore jamais vu ça (et pourtant voilà bientôt cinq ans que je vis ici même)  »

p.186

 » La première fois de ma vie que j’ai découvert un lieu – les anciens bunkers souterrains cachés parmi les hautes herbes et les broussailles, au bord de la Mur, au sud de Graz, en mai 1963 -, mon premier récit est né (18 août 1984) »

(traduction Olivier Le Lay)

Qu’observe Peter Handke par la fenêtre, sur son rocher? La langue: « verbe pour », « il faudrait dire », « il ne faut pas dire », « partir sur la trace du mot juste ». Dans les livres, la langue étrangère: Spinoza, René Char, Emmanuel Bove, Héraclite, Parménide. Ceux qui regardent le monde comme une nature morte, ceux qui pensent la nature naturans, ceux qui ont fait descendre les dieux dans l’ici-bas en se mettant sur leur piédestal. Qu’observe-t-il encore? Le monde? Des morceaux du monde, qui ont la forme du monde. Des microcosmes qui disent le tout à leur manière. Une feuille, et sur la feuille, une goutte de rosée. Une abeille dans une fleur de tilleul. De gros escargots de l’autre côté de la vitre, « comme plaqués là par la tempête ». Le mauvais rire des « gens d’ici ».

Qu’écrit-il, le matin ?

p. 18

« Je marchais au bord du lac, l’angélus du soir tintait, un ébranlement parcourait les eaux gelées, comme si une bête cachée se levait (Saint-Moritz, 29 déc.) »

p.57

« Description de lieu: rendre ce lieu-ci au monde; rendre le monde à ce lieu-ci »

Mortlake Terrace

p.59

« La lumière et l’air toujours changeants d’un objet à l’autre: ce que je voudrais tout au long de centaines de pages lumineuses et aérées pouvoir décrire et raconter ».

p.320

« Le soleil brille et ça peut commencer. Ça? Lire, relier, être là »

Handke

Des fragments qui forment un ensemble compact, solide, qui donnent à ses journées, ses mois, ses années l’allure d’un fleuve de pierre, d’une coulée de marbre descendue par un esprit en quête de clartés. Que cherche-t-il exactement? Rien dit-il, « l’artiste (je n’ai pas d’autre mot) ne questionne pas, il attend bien plutôt, peut-être pendant des années, que se dévoile le secret (je n’ai pas d’autre mot) ». Peter Handke a voyagé, et voyage encore (le Karst (le Corso de Magris), la Provence, la Suisse, la Slovénie proche de sa Carinthie natale). Il reste pourtant sédentaire. Il attend. Il écrit ces lignes comme une sorte d’expérience et de préparation (du roman, Le Recommencement), et elles deviennent elles-mêmes le résultat unique de l’expérience, de la préparation. C’est le propre des grands journaux (lui dit « mon livre-atome »).

De ce lieu, Salzbourg (S.), autour duquel tout – phénomènes et noumènes – semble graviter il tient donc le monde comme un dieu, pas mieux, pas moins. Il est, comme Adam avant la Chute, celui qui nomme. Il est le juge et l’académicien. Un drôle de juge dans sa tour d’ivoire, un drôle d’académicien dans sa tour de Babel, seul, qui tranche. Peu importent la tour, le rocher. « Le lieu de l’art n’est pas le nulle part ou le n’importe où, mais le toujours quelque part ».

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Et la fenêtre? C’est un cadre, une protection, un viseur, une lunette pour voir le monde, une porte d’entrée ouverte

Claude Simon, Histoire, p.9

« l’une d’elles touchait presque la maison et l’été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond des ténèbres »

Lui qui cite Rilke en exergue

« Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela

tombe en morceaux.

Nous l’organisons de nouveau et tombons

nous-mêmes en morceaux. »

et on pense à autre chose encore:

William H. Gass, Au cœur du cœur de ce pays, p.273

« Ma fenêtre est un tombeau, et tout ce qui s’étend dans son champ est mort. Il ne tombe pas de neige. Il n’y a pas de brume. Ni calme. Ni silence. Les images qu’elle contient ne sont pas une bête à l’affût, car le mouvement n’a jamais rien prouvé. J’ai vu la mer étale, la vie bouillonner dans un corps sans laisser la moindre trace, ses bulles hermétiques la traverser comme un verre de soda. Talons qui claquent, Rimmel qui coule: et, au bout du rouleau, la pute au cul de houle. Les feuilles se contorsionnent. L’herbe ondule. Un oiseau pépie, picore. Une roue d’auto qui dessine des cercles n’en dessine pas moins ses rayons immobiles. Ces images sont des pierres; ce sont des monuments. Sous cette mer, c’est de l’océan qui gît: qu’il repose en paix, que Dieu le garde… et Dieu garde le monde par-delà ma fenêtre, moi devant mon reflet, penché sur cette page, mon ombre. »

(Rivages poche, traduction de Marc Chénetier et Pierre Gault).

Il arrive cependant qu’une simple volée de cloches filtrée par la fenêtre de la chambre rappelle à l’homme seul le « bonheur d’être ici » et lui fasse oublier un instant la malédiction de n’être jamais ailleurs. Mais de Paul Claudel, de son Après-midi à Cambridge, et de Michael Edwards, il sera question plus tard.


Dictionnaire des lieux sebaldiens (4): La rue des Cinq-Diamants

29 juin 2009

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Austerlitz, p.300

 » En septembre de la même année, je reçus d’Austerlitz une carte postale avec sa nouvelle adresse à Paris (6, rue des Cinq-Diamants, dans le 13ème arrondissement), ce qui, je le savais, était une invitation à venir lui rendre visite dès que possible. » (traduction Patrick Charbonneau)

Jacques Austerlitz choisit de venir s’y établir pour se rapprocher de la  rue Barrault, et entamer ainsi ses dernières « recherches » qui le mènent, au cours de l’été 1997, sur les traces de son père, parmi les rues qui entourent le boulevard Auguste-Blanqui, mais aussi au cimetière Montparnasse, ou encore à la Bibliothèque François Mitterrand –  en des lieux qui, pour une raison ou pour une autre, « appartiennent davantage au passé qu’au présent » (p.304).

Rien de plus éloigné, cependant, du lieu de mémoire que l’appartement d’Austerlitz, qui ressemble davantage à une coquille vide. Sebald s’arrête très peu sur la rue des Cinq-Diamants et jamais le narrateur et Austerlitz ne s’y retrouvent, préférant l’obscurité du bar le Havane pour cadre de leurs rendez-vous. L’adresse n’est donc que citée au passage, mais jamais habitée, dans tous les sens du terme, par les personnages.

Michael Niehaus dans son article « No foothold. Institutions and Buildings in W. G. Sebald’s Prose » (1):

 » The apartments and homes in Sebald’s books are not part of the social environment. The character have not established their inner selves, their living quarters or their habits. They lack the support structure of institutionalized ways of behave. »

Où il remarque la propension des personnages sebaldiens à considérer et subir les bâtiments (buildings) qu’ils occupent ou (plus souvent) traversent, comme des lieux instables, impropres à être habités, dépossédant ceux qui les pratiquent de leur identité, de leur dimension de sujet. Des « non-lieux », au sens anthropologique que leur a donné Marc Augé (2).

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La façade du 6 de la rue des Cinq-Diamants est de fait assez autiste. Pas d’interphone, une porte muette et, semble-t-il, définitivement close: chose curieuse à Paris, qui n’est pas sans rappeler les entrées d’immeubles de la ville de Terezin (Theresienstadt), dont Sebald produit des photographies, et qui laissent pour le moins songeur:

Thersien

Austerlitz, p.226-230:

« Je ne pouvais pas concevoir, dit Austerlitz, que quelqu’un pût habiter dans ces maisons rébarbatives, ni encore moins quel genre de personnes, bien que j’eusse remarqué dans les arrières-cours, alignés contre le mur, une multitude de seaux à ordures grossièrement numérotés à la peinture rouge. »

Notes:

(1) Passage que l’on trouvera à la page 319 de Scott Denham, Mark McCulloh (ed), W. G. Sebald, History, Memory, Trauma, Walter de Gruyter, 2006

(2) Non-Lieux, pour une anthropologie de la surmodernité, 1992, qui méritera une plus ample présentation. Niehaus remarque plus loin (p.327) que le rapport s’inverse souvent et qu’il arrive que les personnages « chargent » de mémoire et d’histoire ce qui apparait de prime abord comme des non-lieux, et, par l’intermédiaire de cette parole (érudite), leur redonnent une « dignité » de lieux. La tension entre lieux et non-lieux apparait ainsi comme une des dynamiques narratives essentielles de l’oeuvre.


Dictionnaire des lieux sebaldiens (3): La rue Barrault

21 juin 2009

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Austerlitz, p.301-302

 » (…) je décidai finalement de m’installer ici, dans ce 13ème arrondissement que mon père, Maximilian Aychenwald, dont la dernière adresse était la rue Barrault, avait dû un temps fréquenter avant de disparaître, sans laisser de trace et irrémédiablement, selon toute probabilité. En tout cas, mes recherches dans cet immeuble de la rue Barrault aujourd’hui en grande partie inhabité sont restées vaines (…) »

Le choix des villes, des rues, des immeubles ne doit rien au hasard dans l’oeuvre de Sebald, qui sait, en admirateur de Proust, ce que les lieux – et en particulier leur nom- recèlent de mystère et de poésie (1). Qu’on songe à la litanie des  « Straat » (« Jeruzalemstraat,  Nachtegaalstraat, Pelikanstraat, Paradijstraat, Immerseestraat.. », p.9) qui entourent la Gare d’Anvers, dès la première page d’Austerlitz, ou à la maison du 104 de la Palatine Road dans laquelle a logé Max Ferber, l’un des Emigrants, et qui se trouve avoir été l’une des demeures du jeune Wittgenstein (Les Emigrants, p.196 de l’édition Babel).

La pulsion qui mène Jacques Austerlitz dans les endroits où ont vécu ses parents, et où lui-même a passé une partie de sa jeunesse, est un des moteurs du récit, qu’on peut comprendre comme une tentative de réappropriation, de reconstruction savante et sensible d’une histoire personnelle marquée par la perte du souvenir, du nom, du père et de la mère. Revenir sur les lieux, c’est posséder à nouveau, sublimer la pulsion de préhension en pulsion de voir (2), et l’on sait que les motifs freudiens sont nombreux chez Sebald.

Il est plus difficile de dire ce qui a poussé l’écrivain à choisir cette rue de Paris en particulier et cet immeuble dans cette rue, sur les pentes de Butte-aux-Cailles, au sein d’un réseau constitué par le bar le Havane, la Rue des Cinq-Diamants, le boulevard Blanqui, sinon la grande inscription à la gloire d’un apéritif aujourd’hui désuet, mais très en vogue dans les années 30 et même après la guerre. On apprend d’ailleurs sur le site internet qui vise à donner une nouvelle jeunesse à la marque que la distillerie d’origine fut fondée en 1795 à Maisons-Alfort, où,  mais c’est sans doute sans rapport, Jacques Austerlitz se rend dans une des divagations périphériques de sa jeunesse parisienne, et où il visite le musée des horreurs de l’école vétérinaire, avant de succomber à un malaise qui le ramène à quelques rues de l’immeuble, entre les murs de la Salpêtrière (p.320). Toujours est-il que le noir et blanc un peu sale et l’inscription publicitaire donnent un aspect ancien, et même l’allure d’une trace archéologique au bâtiment, qui semble dans le récit menacé d’abandon et de ruine. Le mot « SUZE » en fait en tout cas pour moi l’une des photographie les plus mémorables du récit.IMG_0077

Les quatre grandes lettres ont depuis été effacées par la rénovation qu’a subie l’immeuble, aujourd’hui bien rempli, et les traces peu lisibles qu’on pouvait deviner au bas du  morceau de mur blanc ont été comme actualisées (on y distingue un « 09 »).

Un autre indice pourrait expliquer l’élection de cette adresse (le 7) comme dernière demeure du père, militant social-démocrate tchèque en exil (p.184), dont Austerlitz ne retrouve finalement jamais la trace. L’enseigne de l’échoppe qui occupe le rez-de-chaussée n’est pas visible sur la photographie noir et blanc que Sebald a utilisée, mais ce qu’on y lit aujourd’hui est fort suggestif et il me plait de penser qu’il y a là l’un des motifs de son choix.

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(1) On peut rapprocher thématiquement les lieux proustiens et sebaldiens, comme le fait Richard Bales dans son article « L’édifice immense du souvenir », paru en 2005 dans le numéro spécial que la Revue Recherches germaniques (Hors série N°2) avait consacré à Sebald. Bales identifie dans son article trois catégories de lieux, qui permettent aux deux auteurs de mettre en question trois dimensions de l’existence: les gares, symboles de fugacité, les demeures, symboles de stabilité, les lieux saints, églises et cimetières, incarnations de la dimension spirituelle. L’éclat ou la ruine des bâtiments devient alors le témoin des états intérieurs des personnages ou de l’état plus général du monde dans lequel ils vivent.

(2) J’emprunte l’idée à Paysages en mouvement (p.175), dans lequel Marc Desportes cite Pulsions et destins des pulsions (1915) de Freud